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Anciens combatttants...!

H. Doucet était compagnon d’arme de Désiré Bocquenée au 25è Bataillon de Chasseurs à Pied. Démobilisés en 1919, ils s’étaient perdus de vue, Désiré retournant dans son Grand Nord canadien, jusqu’à ce que des circonstances leur donnent de renouer contact, par courrier… quelque 35 ans plus tard. Nous sommes alors en 1954. H. Doucet est, comme il le dit, « un vieux combattant de 65 ans ». Une autre guerre est passée par là et cette lettre, en scellant les retrouvailles d’une amitié trempée au feu des tranchées, se fait le témoin d’un parcours de vie. L’ampleur, la simplicité et la profondeur de confidences faites malgré 35 ans d’éloignement, disent l’indéfectible lien qui unissait les anciens combattants…

Nous la reproduisons intégralement…

Breuil-Magné, le 10 décembre 1954

De ton vieux camarade et ami du 5è BCP : H. Doucet

Mon cher Bocquenée,

Une circonstance toute fortuite m’a procuré la joie de savoir que tu faisais encore, toi aussi, partie de ce « pauvre monde »!

Il y aura 37 ans dans quelques jours (exactement le 10-1-18) que je recevais ta dernière correspondance. C’est une carte officielle de « correspondance militaire » enjolivée d’un faisceau de drapeaux alliés et portant le timbre postal très net de Mortagne du 10-1-18. J’étais alors à Nogent-le-Rotrou. Elle est là, sous mes yeux, témoin d’un passé où l’amertume était compensée par l’espérance. L’espérance s’est rapetissée mais l’amertume a pris de l’embonpoint !!!

Je t’ai répondu peu après (exactement le 21-1-18) mais plus rien ! Nos mutations respectives nous ont séparés ! Que de fois ai-je essayé de t’atteindre, mais sans succès !

Il ne me restait plus que le souvenir d’un bien sympathique camarade qui venait s’ajouter à celui de plusieurs autres dont certains étaient restés sur les champs de bataille !!!

Comme tous les vieux de 14, il m’est arrivé très souvent (et encore plus avec l’âge) d’évoquer cette période que nous avons vécue, qui restera dans l’histoire le grand, l’éternel drame, seul compris des acteurs, et durant laquelle l’infernal côtoyait constamment le sublime ! La bonne, la totale camaraderie était le sédatif de nos souffrances physiques et morales ! Combien de fois ai-je pensé à toi ! A cette popote de sous-officiers dont la plupart des repas étaient illustrés par les stupidités de l’adjudant X…!!! A nos échanges d’impressions…!! Te rappelles-tu notre invitation chez les Gougest (bureau de tabac de Nogent), notre repas autour d’une table envahie de roses… Dont P. Loti aurait pu s’inspirer pour écrire « Ispahan ». D’autres copains et moi prisions fort ta camaraderie loyale, ta droiture, ta bonté et les qualités qui te donnaient droit à la sympathie de tous.

Excuse-moi si je blesse ta modestie. Il est des âmes pour lesquelles le bien est une exception, mais il en est d’autres pour lesquelles il est la règle : elles sont rares et ont droit à une mise en relief !!!

Démobilisé le 9 août 1919 après avoir été en occupation dans la Sarre, je me suis retiré ici, au pays natal, avant de reprendre mon service dans la Mayenne comme « pédagogue officiel », titre dont tu me gratifies dans ta carte du 10-1-18 !!! Depuis, je me suis marié en Mars 21. En Août 22, naissait un fils sur lequel j’avais fondé, avec raisons, de grandes espérances du fait de ses dispositions intellectuelles et morales ! A 20 ans, malgré une excellent santé habituelle et une forte constitution, il m’était emporté par une phtisie galopante… il y a de cela 12 ans ! Ce fut pour moi le coup de massue, et depuis ce moment infiniment pénible, je suis au 3è et dernier stade de cette vie terrestre, celui des souvenirs où bons et mauvais forment un mélange parfois inextricable…

D’une nature inquiète et trop sensible, j’ai beaucoup souffert et la plaie subsistera jusqu’au trépas ! Cependant ce malheur n’a pas fait de moi un révolté. Je suis resté résigné. Comme dit le poète :

La mort a ses rigueurs à nulles autres pareilles
On a beau la prier
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier
De murmurer contre elle et de perdre patience
Il est mal à propos
Vouloir ce que Dieu veut est la seule ?
Qui nous met en repos

En somme, c’est au cours d’une conversation avec notre jeune, sympathique et dynamique curé, l’Abbé Berdrel, conversation au cours de laquelle la guerre de 14 a été évoquée (toujours cette maudite guerre qui devait être la dernière, disions-nous !), j’ai parlé de toi, j’ai prononcé ton nom. A quel propos ? Je suis incapable de le dire !

La surprise a été grande de part et d’autre. Lui d’entendre parler de toi par un de ses paroissiens de la Charente-Maritime, un vieux combattant de 65 ans, et moi de te retrouver ! La Providence fait bien les choses ! Il m’a dit que tu étais fatigué par un apostolat long et pénible, étant donné le climat très dur sous lequel tu l’as exercé.

A ce propos, il me souvient d’une de nos conversations au cours de laquelle tu me narrais l’odyssée de ta rentrée en France pour combattre et tu me disais, parlant des régions que tu avais à évangéliser (ce qui suit en est, je crois, l’esprit sans en être la lettre) : « Si tu savais la satisfaction que l’on éprouve à faire éclore ces âmes que l’on dit primitives et qui, non contaminées par la vie moderne, se prêtent admirablement à une formation spirituelle »! Et ton prosélytisme t’a fait ajouter ces deux mots : « Viens donc ! » Tu les as prononcés avec un tel accent que 37 ans après, il me semble encore t’entendre.

Ce ne devait pas être ! Peut-être t’aurais-je suivi si je n’avais pas eu deux êtres chers à entourer de mon affection : mon vieux père et ma vieille tante, seconde maman ! Ils n’avaient plus que moi et mon départ eût été pour eux très pénible, peut-être fatal ! L’un et l’autre n’y sont plus depuis longtemps !!! Ils sont partis avant la mort de leur petit-fils et neveu qu’ils aimaient tant !

En ce moment, je suis seul ici. Mon épouse est à Paris auprès de sa famille : frère, belle-sœur, nièces, petits-neveux, etc. Peut-être vais-je y aller faire un tour aux fêtes. Déplacement de raison car plus je vieillis plus j’ai horreur des foules et plus je me sens attaché à ce coin de terre de Breuil, à cette maison où j’ai connu le jour, dans laquelle frère, sœur, père, mère et tante… ont rendu le dernier soupir et à ce petit cimetière dans lequel ils reposent… ainsi que mon fils !

Ma résignation, le goût de la lecture et de l’étude me permettent de vieillir sans trop m’en apercevoir malgré les assauts assez fréquents de mes souvenirs !! Seuls, mes vieilles douleurs, séquelles des champs de bataille ou conséquence d’un tempérament arthritique, me rappellent à la réalité !

D. Bocquenée, bon pied bon oeil, le jour de ses 100 ans en 1984 - photo: archives OMI
Désiré Bocquenée, bon pied bon oeil en 1984 le jour de ses 100 ans !

Il est vrai que le Barde Breton nous dit « qu’elles sont des folles et que ceux qui les écoutent sont encore plus fous »!

L’Abbé Berdrel m’a dit que tu souffrais d’une vue déficiente conséquence de la lumière des pays nordiques où tu as exercé ton ministère.

J’espère que néanmoins, tu peux, dans ta retraite bien méritée, en dehors du temps consacré à la méditation, faire un peu de lecture.

Quelques lignes de toi, mon cher Bocquenée, me feront le plus grand plaisir, sois-en persuadé !

Ton vieux camarade avec son bien sincère et très cordial souvenir

quelques soldats à genou au bord d'une rivière lavent leur linge
« Au Lavoir – Verdun Juillet 1917 »
« Une allégresse infinie émanait de toute chose »
(Tableau de J.-F. Bouchor)
Cette période restera dans l’histoire le grand, l’éternel drame, seul compris des acteurs, et durant laquelle l’infernal côtoyait constamment le sublime !

H. Doucet

un soldat mort, sur le champ de bataille désolé
« Les larves grises qui essayaient de gravir les pentes du Fort, étaient étendues devant les fils de fer, dans la boue, par nos mitraillettes »
(Tableau de J.-F. Bouchor)
« Passage d’un cours d’eau sur un pont de liège et de caillebotis – Flandres – Juillet 17 »
(Dessin de Jean Lefort)
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