Vincent L'Hénoret (1921-1961)
Vincent L’Hénoret nait à Pont-L’Abbé (Finistère), le 12 mars 1921.
Après son ordination en 1946, il reçoit son obédience pour le Laos.
Il y arrive en 1947. Il s’initie aux langues et aux coutumes. Il accompagne les communautés chrétiennes :
« Ici aussi, on a le bled dans toute sa beauté sauvage parmi des gens très sympathiques. je suis encore mieux tombé que je ne l’avais espéré. »
Après un congé en France en 1956, il rejoint une nouvelle équipe plus au Nord dans la montagne, à Ban-Ban.
La guérilla communiste y est très active et les risques nombreux. Le 11 mai 1961, alors qu’il se rend dans un village pour célébrer la fête de l’Ascension, il est assassiné.
Une jeunesse marquée par la guerre
Vincent L’Hénoret est né le 12 mars 1921 à Pont l’Abbé. Il fut aussitôt baptisé dans l’église de la petite ville, capitale de la Bigoudénie, dans le diocèse de Quimper. C’est là une région de France qui a envoyé de très nombreux missionnaires aux quatre coins du monde. Issu d’une famille profondément catholique de 14 enfants, Vincent fréquenta l’école primaire au Collège catholique Saint-Gabriel de sa ville natale. Il fut ensuite interne au juniorat des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée à Pontmain (Mayenne, France), tout le temps de ses études secondaires, de 1933 à 1940.
A la fin des études de Vincent c’est la guerre. Avec d’autres camarades, il demande de consacrer sa vie à Dieu, en vue de la mission, dans la famille des Oblats. Ils feront leur noviciat dans la même maison de Pontmain. Dans son rapport, le maître des novices de Vincent décrit un jeune homme doux et timide, avec des moyens intellectuels modestes, à tel point qu’il se décourage facilement. Mais, c’est également un homme de bon sens, vertueux, surnaturel et dévoué. Plus tard, quand il dirigera la petite école en paillote de Ban Ban au Laos, Vincent la baptisera, avec humour et fierté, son « université » !
Pour ses études de philosophie et de théologie, il est envoyé à La Brosse-Montceaux en Île-de-France. Là il vit personnellement le drame du 24 juillet 1944 : l’exécution sommaire par les soldats allemands nazis de cinq Oblats de sa communauté, dont deux de ses compagnons d’études. Lui-même est déporté avec ses confrères au camp de prisonniers de Compiègne ; mais ils seront libérés peu après, début septembre, par l’avance des Alliés.
De retour à La Brosse, Vincent fait son oblation perpétuelle le 12 mars 1945, et il est ordonné prêtre le 7 juillet 1946. La paix était revenue, mais pour sa première messe, il se fait photographier devant le monument dédié aux Oblats fusillés, où est gravée dans la pierre la phrase de Jésus : « Nul ne peut avoir d’amour plus grand que de donner sa vie pour ses amis. » Dans la suite de sa vie ce sera pour lui une devise à laquelle il restera fidèle sans dévier.
Vincent L’Hénoret est alors prêt à partir en mission. Dans une note à ses supérieurs, il écrit :
« J’ai toujours désiré les missions étrangères. La mission du Laos me plaisait, mais maintenant qu’une mission difficile est en fondation au Tchad, j’accepterai volontiers de m’y rendre, étant prêt à tous les sacrifices, y compris celui de ma vie pour la cause du Christ et de sainte Mère. Cependant si le Christ m’appelait ailleurs, je suivrai cet appel, puisque toutes les âmes ont été sauvées au prix de son sang, sous quelque climat qu’elles se trouvent. »
À son Supérieur de Rome, le Père Hilaire Balmès, vicaire général des Oblats, qui doit décider de son affectation, il écrit dans le même sens, et ajoute :
« Ma santé peut soutenir les plus rudes chocs, malheureusement mes moyens intellectuels ne sont pas à la même hauteur. J’ai eu beaucoup de difficultés dans mes études, aussi pour éviter l’anglais, je désire soit le Laos, soit le Tchad, ou à leur défaut la Baie d’Hudson. »
Douce illusion du futur missionnaire : il ignore encore la complexité linguistique du Laos ! Le 19 mai 1947 il reçoit sa feuille de route… pour Garoua (Cameroun) ! Mais cette destination est changée le 10 août, presque à la veille du départ : c’est bien au Laos qu’il ira annoncer l’Évangile.
Missionnaire au Laos
Le temps de son premier séjour laotien se passe dans le secteur de Paksane au bord du Mékong : d’abord à Kengsadok, la plus ancienne chrétienté du nord Laos ; là il doit apprendre la langue, les coutumes et la pratique de l’action missionnaire. Il est envoyé ensuite en poste de responsabilité à Nong Bua (Nong Veng), puis à Paksane même. À Nong Bua, il trouvait une communauté forte de 400 chrétiens. Il écrit alors aux confrères encore aux études en France :
« Je suis dans une mission difficile, pas encore la plus difficile, mais cela viendra ; les montagnes ne sont pas loin et, quand j’aurai un peu d’expérience, j’espère m’y installer, ou monter au Nord dans le vrai bled ; ici aussi, on a le bled dans toute sa beauté sauvage, parmi des gens très sympathiques. Je suis encore mieux tombé que je ne l’avais espéré. »
Pasteur attentif, assez sévère, il sait se faire aimer de ces chrétiens qu’on disait « vieux » car ils en étaient déjà à la troisième génération. Deux témoins qui, à l’époque, étaient des enfants se souviennent de lui :
« Il savait construire : il a préparé l’église et changé beaucoup de chose, il faisait les travaux manuels. C’était un homme de foi, généreux… Il lisait, il priait beaucoup ; il se rendait d’ici à Paksane à cheval en lisant son bréviaire, en priant… »
En 1956, Vincent prend son unique congé : quelques mois en France. En novembre, il est de retour et retrouve pour un an le même champ d’apostolat. Quittant la vallée du Mékong, il s’en va ensuite définitivement vers les montagnes du nord, ce « bled » auquel il avait rêvé : en novembre 1957, il est intégré à l’équipe missionnaire de Xieng Khouang. Son poste sera Ban Ban.
À l’extrémité orientale de la Plaine des Jarres, sur la route qui descend vers Vinh au Viêt Nam, Ban Ban, appelé aujourd’hui Muang Kham, est une petite agglomération qui ne compte alors qu’une poignée de chrétiens. Dans les alentours, toutefois, plusieurs villages de réfugiés Thaï Deng provenant de la province de Sam Neua s’étaient installés depuis 1952-1953.
Le travail pastoral et missionnaire n’y était pas facile : ces personnes avaient souffert des aléas de la guerre endémique, qui ne les avaient guère épargnées depuis des années ; il leur fallait comme une nouvelle conversion. Il y avait beaucoup à faire, en particulier, pour remettre d’aplomb les familles disloquées. Pour Vincent, cette nomination était un véritable défi. Il se mit courageusement, même passionnément, à l’œuvre, devenu « serviteur des pauvres », selon le mot du Père Jean Subra (1923-2000, arrivé au Laos en 1949).
Dans les derniers mois de l’année 1960, le régime dissident installé à Sam Neua étendit son emprise sur toute cette région. Le système se mit en place avec son rythme de réunions d’endoctrinement et ses entraves à la libre circulation des personnes. Pour aller dans les villages qu’il desservait, Vincent devait à chaque fois se munir du laissez-passer prescrit par les autorités ; on le lui délivrait d’ailleurs sans trop de peine. Il avait fait savoir à ses supérieurs qu’après les craintes du début, une sorte de ‘modus vivendi’ s’était établi entre les nouvelles autorités et les missionnaires, et que cela marchait plutôt bien.
Le Père Jean-Marie Ollivier (1926-2004, arrivé au Laos en 1954) était membre de l’équipe mais quand Ban Ban fut occupé il fut empêché de rejoindre son poste. À partir du début de 1959, ils avaient le soutien, pour la pastorale des Kmhmu’, du jeune Père Jean-Baptiste Khamphanh, prêtre diocésain laotien nouvellement ordonné.
Portrait d’un missionnaire
À la mort de Vincent, son évêque, Mgr Étienne Loosdregt, o.m.i., dira de lui :
« Le P. Vincent était l’un des Pères qui parlait le mieux le laotien courant. Il n’était pas un intellectuel brillant, mais il a travaillé beaucoup et il y est arrivé. Je l’ai moi-même vu se lever à quatre heures du matin pour préparer sa classe de catéchisme lorsqu’il était à Nong Veng. Si nous lui avons confié Ban-Ban, coin difficile et destiné à devenir centre de district, c’est qu’il avait toute notre confiance. »
D’autres ont également esquissé son portrait à l’occasion de sa mort. Dans une lettre de ses paroissiens, rédigée par un catéchiste à l’intention de sa mère et largement diffusée, on lit :
« … Quant à votre fils, quand il est arrivé jusqu’à nous, il a trouvé des difficultés ; il était loin du bien-être. Il nous a enseigné beaucoup de choses ; il nous a aidés à connaître le bon Dieu ; il nous a fait observer les vertus ; toujours il était là pour nous guérir. Il nous a fait éviter des péchés, il nous donnait la grâce de Dieu. Il cherchait à nous aider dans la vie. Il aidait les élèves ; certains étudient pour être prêtres, d’autres pour être catéchistes. Il nous aidait à chercher à manger ; il a fait en sorte que beaucoup ont du savoir… »
Sœur Jeanne-Vincent, une religieuse Thaï Deng dont il fut le Père spirituel, témoigne :
« Le Père Vincent avait du souci à cause des pratiques de ses paroissiens Thaï Deng. Il combattait les sacrifices de poulets : quand quelqu’un est malade, nos gens sacrifient un poulet aux mauvais esprits qui causent les maladies, pour les apaiser. Ma grand-mère le faisait en cachette. Le Père nous grondait quand il l’apprenait. Il rappelait aussi que ce n’est pas bien de travailler le dimanche, par exemple de décortiquer le riz. Mais là-dessus, il était moins sévère… »
À propos de sa sévérité, son cousin le Père Yvon L’Hénoret, o.m.i. (1932-2018, arrivé au Laos en 1959), explique :
« Sa sévérité était un signe : elle révélait sa préoccupation de sauver la foi des jeunes. C’est pour cela qu’il leur interdisait de participer aux fêtes bouddhistes. Dans l’esprit du temps, on tendait à protéger les jeunes par la sévérité… Il était donc sévère dans la vie pastorale, selon la mentalité du temps… Mais dans sa famille ils étaient quatorze enfants, et tous étaient pleins de joie ! »
Les jugements de ses autres confrères sont également positifs : « Vincent était très proche des gens ». Jean-Marie Ollivier ajoute : « Il était bon religieux et très fraternel en communauté » ; et Mgr Alessandro Staccioli, qui le connut avant d’être évêque à Louang Prabang : « Le Père L’Hénoret était un homme très ouvert. Il racontait volontiers sa vie et les petites aventures de son poste de mission. »
Les événements de l’Ascension 1961
Le mercredi 10 mai 1961, Vincent L’Hénoret obtint un laissez-passer pour aller célébrer la fête de l’Ascension à Ban Na Thoum (…..), un village distant de 7 kilomètres ; à cette époque, le jeudi de l’Ascension était une fête d’obligation pour le Laos comme pour le Viêtnam. Il comptait revenir le lendemain à Ban Ban pour la messe de la fête.Le jeudi matin 11 mai, on le vit partir de Na Thoum à bicyclette à 7 heures, comme il l’avait annoncé à ses paroissiens. Peu après, entre Ban Na Thoum et Ban Faï, il fut arrêté par trois hommes portant l’uniforme de la guérilla. Une paysanne qui travaillait dans son champ fut témoin de la première partie de la scène : le Père sortit un papier, le laissez-passer sans aucun doute. Cela sembla satisfaire les militaires, car le Père enfourcha de nouveau son vélo et reprit sa route.
La paysanne ne vit pas la suite, mais elle entendit peu après des coups de feu ; elle n’y prêta guère attention, car c’était devenu banal. Toutefois, en rentrant au village elle découvrit le vélo, puis aperçut un corps à peine dissimulé dans une tranchée. Prise de peur, elle n’osa rien dire, ni rien faire sur le moment.
Le lendemain, un petit groupe de villageois se rendit sur les lieux. À environ 1500 mètres du village, ils virent une large flaque de sang au milieu du chemin et découvrirent le corps du Père, qui avait été transporté dans un fossé plus loin dans la forêt. Apeurés, ils le recouvrirent seulement d’un peu de terre et de branchages. Le samedi, ils allèrent chercher le P. Khamphanh, et avec lui procédèrent à une sépulture digne mais rapide, sans traîner car tous restaient conscients du danger. Une croix fut placée sur la tombe.
Jamais aucune explication ne fut donnée pour cet assassinat. Les autorités militaires en place dans la région choisirent de le nier purement et simplement ; même leurs alliés neutralistes n’eurent pas le courage de reconnaître les faits, bien loin d’oser les imputer à leurs auteurs.
Selon un témoin, qui vécut encore à Na Thoum quelques années, les nouveaux maîtres démolirent leur église et interdirent aux chrétiens toute réunion. Les jeunes générations n’ont plus pu être catéchisées ; elles ne connaissent que l’école et la propagande, et ne savent plus ce qu’est la religion chrétienne.
Les motifs d’un assassinat
À propos de la mort de Vincent, on a cherché à savoir le mobile de sa mort : voulait-on éliminer avec lui ce qui restait de la présence française dans cette région ?
Pour les témoins qui vivaient sur place à cette époque, il n’y a aucun doute : c’est bien le prêtre et non pas l’étranger que l’on a voulu éliminer. Ainsi, après plus de 40 ans, le Père Khamphanh continue à affirmer cela : Vincent a trouvé la mort de cette façon parce qu’il était prêtre catholique. C’est bien lui que l’on guettait, c’est à lui que l’on a tendu un guet-apens. Cela est confirmé par Mgr Louis-Marie Ling, évêque de Paksé, qui a connu personnellement Vincent dans son enfance et qui connaît bien la région de Ban Ban : « Je crois qu’il a été tué en haine de la religion et, spécialement, de la religion catholique. »
Quand Vincent L’Hénoret est mort, Sœur Jeanne-Vincent était au couvent. Elle relate ce que lui en a dit ensuite celle qu’elle appelle sa grand-mère – la parente âgée qui l’a élevée :
Les soldats qui ont tiré sur lui étaient des mercenaires, qui avaient été payés par [les nouveaux maîtres de la région] pour faire cela. Les hommes qui ont tué le Père parlaient vietnamien entre eux, de même que les autres militaires. Ces gens n’aimaient pas les prêtres français.
Le Père Khamphane est venu alors pour dormir dans la maison du Père Vincent. Les militaires ont dit : « Il n’a pas peur, celui-là… Est-ce qu’il veut mourir comme son grand frère ? » Le cuisinier les a entendus, et les gens ont bien compris que c’étaient des menaces. Alors le Père Khamphane a dû partir, il n’a plus pu dormir dans la maison. Ils n’ont pas tué le Père Vincent parce que c’était un Français, mais parce qu’ils n’aiment pas la religion, et surtout les prêtres. Je suis certaine de cela : sinon, pourquoi est-ce qu’ils auraient menacé aussi le Père Khamphane ?
Le sens d’une vie donnée, d’une mort offerte
Le Père Vincent L’Hénoret était-il prêt à rencontrer l’épreuve finale de cette manière ? Bien sûr, à la fin de sa formation il avait écrit : « [Je suis] prêt à tous les sacrifices, y compris celui de ma vie pour la cause du Christ… » Cela pourrait être considéré comme un simple rêve de jeunesse, comme des paroles en l’air. Il faut donc écouter ceux qui l’ont le mieux connu comme missionnaire au Laos.
Le Père Jean-Marie Ollivier, qui était très proche de lui, témoigne : « Vincent n’avait pas voulu quitter son poste. Il est resté malgré le danger, en compagnie du Père Khamphane, un prêtre laotien. » Dès 1961, il avait déjà écrit à la maman de son confrère :
« Il a voulu rester avec ses chrétiens, fidèle à son poste jusqu’au bout malgré la présence de l’ennemi. Et c’est ainsi qu’il est mort, dans l’accomplissement de son travail de prêtre… Priez-le dans votre cœur car, pour moi, il ne fait pas l’ombre d’un doute il a déjà reçu de Dieu sa récompense et de là-haut, il regarde sa maman, il veille sur elle, sur toute la famille. »
Ce point de vue est largement corroboré par les autres témoignages. Le Père Pierre Chevroulet, qui fut supérieur provincial des Oblats du Laos, ajoute à ces considérations subjectives un élément objectif de première importance : « Les missionnaires, c’est-à-dire les Pères Louis Leroy, Michel Coquelet et Vincent L’Hénoret, ont appliqué strictement la consigne romaine de rester au milieu des chrétiens, même in periculo mortis (« En cas de danger de mort »). »
Dans une lettre écrite à la maman de Vincent, juste après son assassinat, Mgr Étienne Loosdregt, son évêque, développe cet argument :
« Votre fils était resté à son poste par obéissance. [Rome] avait donné comme directive, l’année dernière, que les Pères ayant charge d’âmes devaient rester à leur poste ; c’est pourquoi Vincent était demeuré à Ban Ban. Il ne pouvait plus faire grand-chose, mais c’était quand même le témoin du Christ dans les jours difficiles, et c’est en agissant comme prêtre qu’il a été assassiné. L’ennemi dira que c’était un espion, qu’il s’occupait de politique, c’est absolument faux. C’est uniquement comme prêtre qu’il est demeuré à Ban Ban, et c’est uniquement pour le ministère de prêtre qu’il se déplaçait. Il est mort parce que prêtre, et parce que fidèle aux directives du Saint-Siège. »
Dans son homélie, l’évêque ajoutait : « De même que jadis les apôtres moururent de mort violente par fidélité au Christ, ainsi Vincent lui aussi est mort de mort violente par fidélité à Jésus, qu’il a voulu servir coûte que coûte. Évidemment il aura droit à la récompense des bons et fidèles serviteurs. » Le Père Yvon L’Hénoret, qui rapporte ces propos, conclut :
« Vincent n’ignorait certes pas les sentiments des [nouveaux dirigeants] à l’égard des Pères, mais il a pensé pouvoir demeurer encore pour le bien spirituel de ses chrétiens. C’est là que commence réellement son témoignage… Pour nous, ce qui compte, c’est que Dieu a daigné appeler à Lui Vincent dans l’exercice de son ministère sacerdotal par le témoignage du sang. C’est le sens chrétien de cette mort, et pour moi il n’y en a pas d’autre. »
Le Père Ernest Dumont prend un point de vue plus large, où il embrasse d’un seul regard les Pères Louis Leroy, Michel Coquelet et Vincent L’Hénoret :
« Je garde d’eux le souvenir d’hommes apostoliques dans la pleine force de l’âge, vivant à fond pour témoigner de Jésus Christ, rayonnant une joie et un enthousiasme que je leur ai toujours enviés. Tous vivaient au plus près des conditions pauvres des gens dans leurs petits villages perdus de montagne. Entre eux, à Xieng Khouang lors [de la fête oblate] du 17 février 1959, régnait une amitié virile ; on ne peut que remercier le Seigneur de les avoir si bien soudés dans leur ministère avant de les réunir dans un même témoignage d’authenticité fidèle jusqu’à la mort. Pour moi, alors jeune missionnaire, c’est un souvenir-phare, comme un don de Dieu, un point de repère encore aujourd’hui dans l’insignifiance regrettable de mes activités missionnaires trop souvent frileuses. Je vois encore ces jeunes Oblats audacieux et sans complexes – ils étaient heureux de vivre dans un climat politico-militaire incertain ; ils envisageaient la mort brutale avec lucidité, comme une chose possible, normale, dans le droit fil de la Passion et de la Croix…
Quelques souvenirs d’une fille spirituelle de Vincent
Sœur Jeanne-Vincent, Thaï Deng elle-même, avait demandé de pouvoir porter en religion, à côté du nom de la fondatrice de sa congrégation (les Sœurs de la Charité, fondées par Sainte Jeanne-Antide Thouret), celui de son père spirituel. Outre ses propos rapportés ci-dessus, elle apporte sur la vie de Vincent un éclairage précieux :
Les routes et les chemins étaient très pénibles, mais cela ne le décourageait pas, il n’avait pas peur. Il avait une jeep, mais pour aller dans la plupart des villages il ne pouvait pas s’en servir. S’il n’avait pas tant aimé les gens, il serait allé seulement dans les endroits où il y avait une route carrossable. Mais il voulait aller partout…
C’est lui qui m’a amenée au couvent, je lui dois ma vocation. La première fois, j’étais encore toute jeune. Il m’a amenée chez les sœurs, et il est parti par surprise. Plus tard, il m’a demandé si je voulais repartir avec lui, mais je voulais bien rester ; il s’est toujours soucié de moi, et prenait souvent de mes nouvelles. Le Père Vincent était un homme profondément bon…
Son dernier sermon, à la messe du soir à Na Thoum, a marqué les gens : il l’a entièrement consacré à la mort. Il disait qu’il faut toujours être prêt, car le Seigneur vient comme un voleur… Il est mort sur la route, le lendemain entre 7 et 8 heures du matin. Deux ou trois militaires lui ont demandé son laissez-passer. Tout était en règle. Il est remonté à bicyclette. C’est alors qu’ils ont tiré sur lui. Il est tombé en criant « Ohhh ! » Il n’était pas mort, il a épongé son sang. Alors ils sont revenus pour tirer de nouveau sur lui. Le mouchoir avec lequel il avait essuyé son propre sang est resté rouge durant trois jours : tous les gens du village ont pu voir cela…
Je suis certaine que le Père Vincent a donné sa vie, il s’est donné lui-même entièrement. Il aimait vraiment les gens. Il savait bien qu’il risquait sa vie. Il allait partout, dans tous les villages. Il avait demandé un laissez-passer pour cela, mais il savait bien que c’était quand même dangereux. Il n’avait pas peur : il donnait sa vie d’avance. Depuis 1960, la situation était devenue très difficile, mais il a continué son travail sans peur. Il pensait seulement aux chrétiens qui avaient besoin du bon Dieu. Dans le village de ma grand-mère, les gens étaient à moitié animistes ; alors il y allait souvent, pour les aider à mieux comprendre la foi.
Parmi les catholiques, tous ont la même opinion du Père Vincent, parce que c’est quelqu’un qui s’est vraiment donné à eux. Il savait qu’il risquait sa vie, mais il allait quand même vers les chrétiens. Les militaires nous détestaient, mais le Père a donné sa vie pour les chrétiens. Depuis sa mort, jusqu’à aujourd’hui, les prêtres n’ont jamais pu revenir.
J’étais encore toute jeune à l’époque de sa mort, mais tout le monde parlait de la même manière. Je suis allée visiter ma grand-mère au mois de juin, quelques semaines après sa mort. Tout le monde en parlait, tout le monde disait : « Il a sacrifié sa vie pour nous. » J’ai beaucoup pleuré, parce que c’est le Père qui m’avait conduite chez les sœurs, et il s’était toujours très bien occupé de moi. C’est en souvenir de lui que je porte, comme religieuse, le nom de « Sœur Jeanne-Vincent ».