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Le premier témoin : Joseph Tiên (1918-1954)

Joseph Thạo Tiến (ທັາວຕຽນ) est né le 5 décembre 1918 à Muang Xôi dans la province de Houaphan. Il appartient à la troisième génération chrétienne : son grand-père et son père avaient été des chrétiens remarquables. Le village, Ban Thène, était formé d’une vingtaine de maisons sur pilotis ; c’est là que sera fixée en 1919 la résidence des missionnaires de passage, et provisoirement l’école catholique. La grande église du canton de Muang Xôi y sera édifiée en 1931.

Tiến enfant et adolescent.

Dans ce village entièrement chrétien et pratiquant, Tiến enfant a eu la chance de faire l’expérience, à plusieurs reprises à partir de 1924, de la messe quotidienne et la communion fréquente, avec la présence des Pères Eugène Varengue, (+ 1926), puis Jean Mironneau, tous deux des Missions Étrangères de Paris. À l’école, il fut un élève calme et studieux. En 1929, à 11 ans, il passe le certificat d’études laotiennes à la ville de Sam Neua.

Le P. Mironneau l’envoie alors à l’école des catéchistes montagnards à Hữu Lễ, dans la province de Thanh Hóa au Viêt-nam. Pourquoi aller dans le pays voisin ? C’est que la province de Houaphan (Laos) était rattachée jusqu’en 1930 au vicariat apostolique de Phát Diệm (Viêt-nam), puis de 1930 à 1958 à celui de Thanh Hóa. Le village de Hữu Lễ est à proximité immédiate de Bái Thượng, qui est la porte du pays thaï en venant de la plaine vietnamienne.

Outre les études générales et la formation spécifique pour la catéchèse, les élèves de Hữu Lễ étaient initiés aux arts pratiques, notamment la soudure et l’électricité, dans le petit atelier créé par le Père Jean-Pierre Rey, m.e.p., fondateur et supérieur de l’école. Tiến fut bon élève dans toute ces matières : il était aussi doué de ses mains qu’il avait l’esprit vif.

En 1935, le jeune étudiant est en vacances ; il tombe gravement malade. Sa famille et son curé croient le perdre, mais il guérit. Autrefois, le jeune catéchiste André, protomartyr du Viêt-nam (Bienheureux André de Phú Yên, + 26.7.1644), avait failli mourir lui aussi ; Alexandre de Rhodes, racontant sa mort, écrivait quelques jours après son martyre : « Le Seigneur, qui lui avait réservé la glorieuse couronne du martyre, lui rendit alors comme par miracle la vie, pour qu’il puisse maintenant l’offrir, avec ô combien de courage et de vaillance, pour l’honneur et la gloire de ce même Seigneur. »

Premiers pas d’une vocation

En 1932, les Pères avaient ouvert à Hữu Lễ une section petit séminaire, avec un programme plus poussé et un règlement adapté. Le cousin de Tiến, Ba Ui, était un brillant élève de cette section, en classe de rhétorique (1e), quand il mourut des fièvres en 1936. C’est sans doute sa famille qui avait écrit en 1934 au Père Rey : Cher Grand-père, veuillez bien croire à notre entière soumission au sujet de la vocation de notre petit latiniste. Il peut partir… Le Bon Dieu a amplement pourvu la maisonnée de garçons et de fillettes. À Dieu vat ! Puisse-t-il arriver au sacerdoce. Mais sa maman voulait le voir encore.

En 1937 Tiến le remplace, et commence à son tour à étudier le latin et le français. Deux ou trois élèves de cette section franchiront les portes du grand séminaire, mais Joseph Tiến sera le seul à persévérer jusqu’au bout.

Durant ces années, Tiến rentrait tous les ans pour deux mois de vacances à la mission de Muang Xôi. Sa passion était la pêche dans le torrent voisin. Il était certainement devenu l’homme le plus instruit de toute la région, et malgré cela il demeurait simple, sans trace d’orgueil. Il était aimé de tous.

Ayant achevé avec succès les études secondaires, en 1941 Tiến est envoyé en stage dans les chrétientés de la Nậm Mo (ou Nậm Niêm, un affluent du fleuve Mã au Viêt-nam). Il fut un excellent catéchiste, patient et calme. Le Père Vincent Donjon, m.e.p. (Pho Dong), lui-même missionnaire remarquable, témoigne : « Tiến vaut le meilleur de nos catéchistes vietnamiens ; il est très doux avec les gens ; il instruit avec zèle et régularité. Il a une grande habileté manuelle : il fabrique autel, tables et lits dans les villages. » Le dimanche, à travers monts et torrents, Tiến conduit ses néophytes et catéchumènes au centre paroissial assister à la messe du Père. Il retrouvera le Père Donjon comme confrère quelques années plus tard au Houaphan.

Tiến au Grand séminaire

À l’automne 1942, Tiến entre au grand séminaire de Hanoi, dirigé par les Pères sulpiciens français. Tiến avait une piété de bon aloi, régulière, profondément axée sur le Christ, la Vierge Marie et les pratiques de l’Église.

Ses débuts en philosophie furent une épreuve : ses compagnons vietnamiens avaient fait des études bien plus poussées que les élèves montagnards de Hữu Lễ. Mais Tiến ne se décourage pas. Son professeur de philosophie, le Père Pierre Gastine, p.s.s., écrit :

Je l’ai eu deux ans comme élève. C’était un garçon très énergique, qui, malgré les difficultés du début, sut tenir. À cause de cela, il fit de grands progrès dans ses études. Il possédait un caractère franc, ouvert, et, de ce fait, était sympathique à tous, élèves comme professeurs.

Au séminaire de Hanoi, Tiến côtoya plusieurs futurs évêques. Mgr Lê Đắc Trọng, évêque auxiliaire de Hanoi, était dans la classe supérieure ; il était le doyen et le représentant des séminaristes. Il se souvient bien du jeune séminariste laotien :

Tiến était petit de taille. Sa personnalité était douce et gentille. Avec les autres sémi-naristes, il était convivial, joyeux et sans problèmes, mais très discret. C’était un séminariste moyen, qui ne se distinguait pas du rang.

Pour les études, il se tirait d’affaire, sans plus. À cette époque, il faut dire que tout l’enseignement était donné en français, de sorte qu’il a eu quelques difficultés dans les débuts. Il parlait vietnamien couramment, mais il lui manquait la facilité et les tournures idiomatiques des locuteurs natifs. Cela explique sans doute qu’il soit resté si souvent silencieux.

Il s’acquittait adéquatement de ses devoirs religieux selon le règlement du séminaire, mais sans se distinguer là non plus dans un sens ou dans l’autre. On peut dire que c’était un séminariste exemplaire par sa bonne conduite, son application, sa bonne discipline ; on n’avait rien à lui reprocher.

Paul-Joseph Phạm Đình Tụng, qui devait devenir cardinal et archevêque de Hanoi, partageait quant à lui la chambre avec Tiến :

Joseph Tiến m’a laissé le souvenir d’un séminariste vraiment exemplaire. Il était assidu à la prière et travaillait avec diligence pour ses études. Ses pensées allaient toujours vers la mission de son cher Laos. Par ailleurs, il était très discret, voire silencieux, de sorte que je ne peux pas dire beaucoup plus de lui.

Le Père Laurent Phạm Giáo Hóa, un autre condisciple, confirme tout à fait ce portrait, et livre un détail pittoresque :

Le Frère Tiến était sociable. Il avait l’air gai comme tout le monde, mais il restait sur son quant à soi, manquant de l’ouverture habituelle des autres confrères. Il était ce-pendant en accord avec tout le monde. Il savait réparer un tas de choses. Il savait réparer les montres.

Mgr Paul Nguyễn Bình Tĩnh, évêque émérite de Đà Nẵng, qui à cette époque était un enfant, se souvient pour sa part du grand rayonnement que Tiến avait dans la section des petits séminaristes : il y faisait l’admiration de tous.

Les années de guerre

Durant ces années de séminaire, la guerre du Pacifique secouait le Laos et le Viêt-nam. Ha-noi occupée par les Japonais fut bombardée. Des mois entiers les études furent suspendues. Les missionnaires furent arrêtés et envoyés dans des camps. Le jeune Tiến, quant à lui, restait fidèle à sa vocation d’homme de Dieu et homme de paix. C’est ainsi qu’il fut appelé à remplacer pendant quelques mois les Pères absents dans sa vieille école de Hữu Lễ. Celle-ci faisait partie de la grande paroisse vietnamienne de Mục Sơn.

Les paroissiens les plus âgés se souviennent encore aujourd’hui, avec émotion, de ce jeune séminariste laotien qui a témoigné de l’Évangile au milieu d’eux : c’est là que son cœur d’apôtre s’est vraiment révélé pour la première fois. Le vieux M. Tậu raconte :

Dans les années 1942-1943, trois ou quatre Frères sont venus ici ; chacun avait en charge une classe, mais c’est le Frère Tiến qui avait la responsabilité d’ensemble, comme leur supérieur.

Le Frère Tiến faisait le lien entre l’école et les activités de la paroisse. J’avais alors 17 ou 18 ans et je faisais partie du mouvement des Jeunesses catholiques. Nous al-lions régulièrement à la Mission et rencontrions les Frères et les petits séminaristes laotiens. Les jeunes Laotiens participaient aussi parfois à nos activités.

Le Frère Tiến avait un caractère affable et joyeux, simple et humble, et une grande gentillesse. Il aimait raconter des histoires du Laos. Avec les élèves de l’école, il montait des pièces de théâtre ; les jeunes de la paroisse étaient invités aux représentations, qui furent toujours un grand succès.

Il était très intelligent. Il écrivait de très beaux cantiques, et les faisait répéter aux jeunes de Hữu Lễ. Ensemble, nous avons fait des camps de jeunes. Avec nous il a fait un travail extraordinaire. Il nous a insufflé un esprit apostolique.

Pour moi, il avait l’étoffe d’un saint. Il était très bon ; il œuvrait inlassablement, avec zèle, pour Dieu. Entre le travail de l’école et celui de la jeunesse, il n’avait pas de temps libre. Il était courageux, c’est pourquoi le supérieur, le Père Oanh, lui faisait confiance.

Mme Lý, qui était la fille du cuisinier de l’école, a également des souvenirs très précis :

J’ai connu divers Frères laotiens, notamment le Frère Tiến qui était encore très jeune. Il était assez petit de taille, beau garçon, aimable, doux et gentil, et de caractère joyeux.

Étant fille du cuisinier, j’accédais plus facilement à l’école que les autres jeunes gens ou jeunes filles. Je venais aider mon père dans son travail. Je rencontrais le Frère Tiến et les séminaristes. Ils avaient l’office tous les soirs : je les entendais chanter ; je peux encore chanter quelque prière en laotien qu’il m’a enseignée.
En dehors des heures de classe, le Frère Tiến jouait au ballon avec les séminaristes, et parfois avec les jeunes Vietnamiens.

Il aimait beaucoup plaisanter, mais sans manquer au respect. J’avais alors 15 ou 16 ans. Il me demandait en riant : « Quand je retournerai au Laos, est-ce que tu veux venir avec moi ? » La maman de Tiến est venue plusieurs fois lui rendre visite. Elle logeait chez nous, même assez longtemps.

Quand le Frère Tiến est reparti au Laos, c’était pour répondre à l’appel de Dieu. Il m’a laissé en cadeau quelques livres de catéchisme écrits en langue laotienne, en caractères latins. Malheureusement, je n’ai pas pu les garder…

En août 1945, Tiến est en vacances chez lui, dans le district de Muang Xôi ; le Père Donjon a dû se cacher en forêt. Une bande de pirates, sous les ordres d’un chef d’ethnie Meuong du Thanh Hóa, attaque la mission. Tiến jette ses quelques piastres sur la moustiquaire relevée ; il les retrouvera au même endroit après le sac de la mission ! Puis il part prévenir le Père des malheurs survenus à la mission – destruction de résidences, églises, écoles : par les pistes les plus difficiles, il rejoint la cachette du missionnaire et lui offre un gros morceau de cerf tué en route.

Tiến doit rejoindre ensuite le Grand séminaire de Hanoi pour y commencer les études de théologie. Les communications entre le Laos et le Viêt-nam sont devenues très difficiles : il rate le jour de la rentrée, mais aussi les grandes manifestations politiques qui, à cette époque, secouent le nord du Viêt-nam et jettent quelque trouble parmi les séminaristes. Quand il atteint Hanoi, le séminaire est enfin redevenu un lieu de paix et d’études ; mais cela ne dure-ra guère qu’une année…

Dans la tourmente

Le soir du 19 décembre 1946, la bataille urbaine s’engage. Le séminaire est occupé, les di-recteurs arrêtés et emmenés vers le nord. Les séminaristes sont dispersés. Sans argent, Tiến s’en va à pied sur les routes ; avec quelques autres séminaristes il se dirige du côté de Phát Diệm où les chrétiens sont très nombreux. Les jeunes gens arpentent la route mandarine truffée de défenses, avalant ici une tasse de thé, là une boule de riz, se plaquant à terre au bruit des avions qui mitraillent les fugitifs. Les gens les interrogent avec prudence et anxiété. Des postes de contrôle innombrables les arrêtent, les relâchent. On couche n’importe où, parfois on fait halte une journée dans une paroisse hospitalière.

Après une halte à Phát Diệm, Tiến repart, seul. Les villages chrétiens deviennent rares. Il atteint enfin la ville de Thanh Hóa où habite son évêque. Mais la ville est rasée, les Pères français ont été déportés et l’évêque est gardé à vue dans l’évêché. Tiến n’ose pas lui rendre une visite compromettante ; il faut repartir.

Traversant le pays Meuong il retrouve Hồi Xuân et la piste thaï, qu’il connaît depuis son enfance. Les églises qu’il avait connues pendant son stage tombent en ruines, les villages sont déserts, les chrétiens se terrent. Il lui faut continuer sa marche vers le Laos, où la liberté n’est pas encore morte, où la vie est trépidante. Tiến se déguise car la frontière est fermée, il passe par des sentiers détournés.

Le voici chez lui, à la cure de Ban Thène. Après deux jours de repos à peine, malgré sa fatigue extrême, il repart vers la ville de Sam Neua. Le 15 mars 1947, au terme d’un périple de plus de mille kilomètres dans un pays en désordre, il y retrouve ses missionnaires.

Nouveaux séjours en terre étrangère

Tiến va-t-il pouvoir goûter la paix dans son pays bien-aimé ? Non, car voici que des troupes vietnamiennes menacent le Houaphan. Dès le 20 mars, il doit à nouveau reprendre la piste, cette fois avec les Pères et un catéchiste, vers le nord. Les populations sont sympathiques : aucun incident, mais les kilomètres s’allongent. Le 31, le groupe est à Điện Biên Phủ ; le 6 avril, ils fêtent Pâques au milieu des militaires marocains. Le lendemain, Joseph Tiến et son supérieur, le Père Mironneau, trouvent place dans un avion pour Hanoi.

La capitale vietnamienne est calme, mais il n’y a plus de séminaire… C’est donc à Saigon, 1 800 km plus loin, que Tiến pourra enfin reprendre ses études de théologie à l’automne 1947.

Dans la métropole du Sud du Viêt-nam, il passera deux années tranquilles et studieuses dont il gardera le meilleur souvenir. Il y trouve une communauté d’une centaine de séminaristes, venus avec leurs professeurs de diverses régions du Viêt-nam, du Cambodge et même de l’Inde ; ainsi il aura comme professeur le futur préfet apostolique de Kompong Chham, André Lesouëf ; mais il est le seul Laotien.

C’est à partir de cette période qu’il se fait appeler ‘Joseph Thạo Tiến’, ajoutant à son nom le titre ‘Thạo’ pour affirmer clairement son identité lao . Depuis les années de Hanoi, en effet, son caractère a changé : il a perdu son complexe d’étranger ; il sait à la fois s’affirmer et s’ouvrir aux autres. Ainsi, ses vieux compagnons d’études ont gardé de lui des souvenirs beaucoup plus précis et vivants que ceux de Hanoi.

Portrait d’un futur prêtre

« Thao Tiến était assidu à la prière du chapelet, dit le P. Sum ; il avait de la dévotion pour la Sainte Vierge. » Le Père Khang en sait davantage : « Nous sommes devenus amis, dit-il. De temps en temps nous causions, car je le voyais simple, humble, sincère, aimable. Parfois il me parlait de la religion au Laos. » Le Père Tướng ajoute : « Il était doux, vertueux, joyeux avec les autres. Quand on le plaisantait, il restait toujours gai, souriant, de bonne humeur, pas triste. Il désirait et espérait que plus tard, une fois prêtre, il pourrait revenir au Laos pour la pastorale et l’apostolat au profit de son peuple. »

Quant au vieux Père Joseph Vũ Đình Tân, qui à cette époque fut sans doute son ami le plus proche, il est intarissable :

J’ai vécu avec Thạo Tiến : nous avons étudié ensemble au séminaire, j’étais en philo-sophie et lui en théologie.

Il était très pieux. Au séminaire, il observait strictement l’horaire des prières. À la récréation, il se montrait accueillant avec tous. Au début, on le sentait un peu dépaysé, différent de nous autres ; mais par la suite sa différence laotienne s’est estompée, et nous le considérions comme un Vietnamien, car il parlait vietnamien comme nous…

Il cherchait avec ardeur à comprendre la religion chrétienne, telle qu’elle est pratiquée au Viêt-nam et dans son propre pays, le Laos. Il me disait : « Quand on est prêtre, quand on est séminariste, on va un peu partout : je souhaite en profiter pour apprendre un tas de bonnes choses, pour ensuite mieux annoncer l’Évangile ; mais la langue vietnamienne ne me servira pas beaucoup pour aller vers mes compatriotes laotiens. » Et c’est la raison pour laquelle il se faisait appeler Thạo Tiến. Un de ses traits caractéristiques, c’est l’amour qu’il avait dans le cœur pour Notre-Dame, Marie Immaculée. Il me disait : « Les prêtres qui évangélisent le Laos appartiennent à la Société de Marie Immaculée ; ce sont eux qui nous ont initiés à la récitation du chapelet. » De fait, j’ai remarqué qu’il avait toujours le chapelet à la main dans les moments libres : c’était un trait spécial chez lui. Parfois, il déambulait la main dans la poche en récitant le rosaire… Il disait : « Je connais bien la Sainte Vierge parce que les missionnaires m’ont appris à la connaître. »

Pour les études, je ne suis pas sûr de pouvoir juger sa capacité ; mais dans les récitations ou les études en commun, dans les heures d’Histoire de l’Église ou de Liturgie, Thạo Tiến s’exprimait assez couramment en français et débitait facilement sa leçon. Je ne connais pas ses notes, mais il n’avait pas de difficulté pour répondre aux questions des professeurs, et je suppose qu’il se situait parmi les bons élèves.

Pour ce qui est de son talent pour les montres, il préférait personnellement l’heure solaire aux horloges mécaniques. Il disait souvent : « Qui utilise l’horloge solaire fait confiance au Ciel. Les montres mécaniques ont leurs humeurs saisonnières : parfois elles avancent, parfois elles retardent. » Il aimait plaisanter là-dessus.

J’ai mieux connu sa vie personnelle pendant les grandes vacances : empêchés de rentrer, lui au Laos, moi au Nord, nous sommes restés tous deux au Séminaire et nous étions très heureux.

Il parlait très volontiers de ses préoccupations, de ses futurs travaux apostoliques. Il disait que ses compatriotes [chrétiens] étaient bien trop peu nombreux. Les missionnaires venus enseigner la religion étaient des Français qui parlaient à peine le lao. Il me disait : « Quand je serai prêtre, je pourrai m’adresser dans ma propre langue à mes compatriotes, qui accepteront plus facilement l’Évangile. » Il faisait toujours des comparaisons : « Si le Viêt-nam, le Laos, le Cambodge et la Thaïlande ont été évangélisés en même temps, pourquoi donc seuls les Vietnamiens ont-ils été aussi nombreux à suivre le Seigneur ? » Cette question le tourmentait constamment.

Comme je lui posais des questions à ce sujet, il me répondit : « Nous, les Laotiens, on ne nous a rien appris sauf quelques pratiques du bouddhisme traditionnel, que nous comprenons d’ailleurs mal. Il n’y a eu presque personne pour nous parler du christianisme. C’est pourquoi maintenant j’aspire ardemment à devenir prêtre, pour prêcher à mes compatriotes ; voilà ce qui est le plus précieux pour moi ! » C’est un sentiment qui revenait souvent dans la conversation de Thạo Tiến. Je l’ai souvent entendu l’exprimer. Il était animé d’un très grand souci pour le salut de son peuple et du Laos .

Ses chères missions du Houaphan et du haut Thanh Hóa, en effet, luttaient contre la tempête. Tiến s’ingéniait à leur venir en aide, expédiant des lettres et des colis postaux. Mais il restait sans nouvelles de son évêque, et ne pouvait donc pas recevoir les ordres sacrés.

Le Père Tiến, premier prêtre du Houaphan

Enfin, la lettre tant attendue arrive de Thanh Hóa au printemps de 1949. Tiến regagne le Nord Viêt-nam et, en quelques jours, il reçoit tous les ordres. Le lundi 6 juin 1949 il est or-donné prêtre à Hanoi par Mgr Jean-Marie Mazé, vicaire apostolique de Hưng Hoá. À cause du climat nationaliste exacerbé qui régnait en ville, ce fut une cérémonie discrète, différente de celle organisée le même jour pour six nouveaux prêtres vietnamiens, dont le futur cardinal Paul-Joseph Phạm Đình Tụng, ordonnés à la cathédrale par Mgr Thaddée Lê Hữu Từ, vicaire apostolique de Phát Diệm. C’est toutefois un autre futur cardinal archevêque de Hanoi, Joseph-Marie Trịnh Văn Căn, qui servit la première messe de Tiến comme diacre.

Le père de Tiến et sa famille avaient rêvé bien des fois d’assister à la cérémonie ; et les mis-sionnaires de sa province natale se devaient de partager la joie de leur premier prêtre. Hélas ! Il n’existait plus aucun moyen de communication entre le Houaphan et Hanoi. La nouvelle de l’ordination parviendra au pays natal fin juillet seulement.

Quant au nouveau prêtre, il dut attendre encore plusieurs mois en terre étrangère avant de pouvoir enfin rentrer au Laos. C’est le 1er octobre 1949 qu’il débarqua d’un petit avion Morane à Sam Neua. Personne ne l’y attendait, car les Pères étaient en tournée !

Rude formation du nouveau prêtre

La réception solennelle du nouveau pasteur au pays fut fixée au 3 novembre. Mais dès le 1er, c’est de nouveau la guerre. La petite chrétienté est prise dans le conflit entre les troupes françaises, qui sont dans la ville, et les troupes vietnamiennes, qui l’entourent. Toutes les pistes sont coupées sauf celle du sud.

Le 2 novembre, c’est la panique ; les prêtres étrangers partent ou se cachent en forêt. Quant au Père Tiến, le soir même il se met résolument en route vers l’est, vers son Muang Xôi natal : 70 km à bicyclette. Sans bagages, il passe ouvertement la ligne de front. Lorsqu’il arrive à destination, c’est la fête parmi tous les chrétiens de la région ; personne ne veut croire encore au drame qui se prépare. Le 19 novembre, il célèbre une messe solennelle d’action de grâces.

En accord avec ses supérieurs, Tiến restera dans la zone de guerre. Avec deux prêtres viet-namiens, les Pères Sắc et Cử, il assurera la pastorale du Muang Xôi et du Muang Phun, où résident la majorité des chrétiens du Houaphan. Lors d’une attaque de la guérilla, un de ses compagnons se cacha dans la forêt, l’autre se réfugia au fortin militaire. Le Père Tiến demeura à son poste et put protéger les deux derniers centres de la mission contre la destruction. Seule concession à la prudence, il dormait la nuit chez des amis. Il ne fut pas inquiété.

Selon le Père Ernest Dumont, o.m.i., qui fut le missionnaire de Muang Xôi après la mort de Tiến, le jeune prêtre avait bien des problèmes avec l’animisme, car chez beaucoup le christianisme restait superficiel.

Le Père Tiến, directeur d’école (1951-1953)

Lorsque la paix revient quelques mois plus tard, le Père Tiến est chargé de réorganiser et de diriger les écoles du Muang Xôi. Ce sera alors son apostolat principal, car circuler dans les villages lointains est devenu pratiquement impossible.

Selon un témoignage : « Il se donnait de tout son cœur à son travail de pasteur. Il enseignait le catéchisme et les gens venaient en masse pour l’écouter. C’était un grand ami des pauvres et il était aimé de tous. Il recueillait les enfants pauvres chez lui. »

L’école du Père Tiến reçoit presque tous les garçons d’une douzaine de villages formant le Muang Xôi, et aussi quelques filles : une bonne centaine d’élèves. Il a un ou deux instituteurs auxiliaires. Comme résidence, il se fait construire une humble bicoque sur pilotis où il mangera et dormira. Toute la journée est occupée aux cours, aux corrections de devoirs, au catéchisme. Un élève, à tour de rôle, lui fait la cuisine. Tout est d’une extrême pauvreté. Le directeur vit d’un bol de riz et des légumes du jardin, qu’il entretient lui-même le soir.

Tiến est un homme de vision, d’initiative et d’espérance. On crée des scouts, des croisés, un orchestre de cuivres. Au profit des œuvres sociales de l’école, on monte des pièces de théâtre à succès. Aux examens officiels de 1951 et 1952, ses élèves viennent en tête de liste des reçus de la province. Le catéchisme est enseigné chaque jour à tous les élèves, auxquels se joignent, le dimanche, les fidèles du bourg de Viên Xôi (500 habitants) venus assister à la messe.

Tiến prépare déjà quelques élèves au certificat d’études supérieures : malgré l’incertitude de l’avenir, il obtient en fin 1951 l’autorisation de transformer son école en collège. Il com-mence la construction d’un bâtiment plus grand et solide, qui sera achevé au début de 1953.

Le Père Tiến était d’un naturel optimiste et d’un calme imperturbable, qualités précieuses en ces temps troublés. Il ne se plaignait jamais de son sort mais, lorsque ses élèves étaient en cause, il lui arrivait d’exposer ses doléances avec une franchise un peu brutale ; personne toutefois ne lui en tiendra rancune.

Nouvelles crises

En 1952, le Père Vincent Donjon, de retour d’Europe, et le jeune Père Philibert Martin, m.e.p., sont nommés à la mission de Muang Xôi : ce sont eux qui dirigeront la pastorale dans les districts de Muang Xôi et Muang Phun. Le Père Tiến, pour sa part, se consacrera entièrement à l’éducation.

Cependant, dès l’hiver 1951-52, les bruits de guerre s’étaient de nouveau rapprochés. Les supérieurs de la mission préparent des plans d’évacuation en cas de danger, mais ils demandent au Père Tiến de rester à son poste quoi qu’il arrive. Il est en effet originaire du pays ; spécialiste de l’éducation des enfants, il n’a jamais été mêlé à la vie politique ; il s’est tenu à distance des militaires français ; lors de la crise précédente, on ne lui a pas fait de difficultés… Le Père Tiến accepte la décision avec son optimisme coutumier et sa foi en l’avenir. Il n’est certes pas revenu de son long exil pour abandonner son peuple dans l’épreuve !

Le Père Joseph Thạo Tiến, directeur d’école à Muang Xôi

Le 16 décembre 1952 des troupes de la guérilla vietnamienne franchissent la frontière lao-tienne au nord du Sam Neua. L’autorité militaire franco-laotienne ordonne à tous les civils étrangers d’évacuer la province ; les missionnaires obéissent, sauf le Père Martin qui devient aumônier militaire à Sam Neua et partagera le sort tragique des soldats français. Les Pères Mironneau, Donjon, Sắc et Cử, ainsi que le catéchiste Thành et les auxiliaires vietnamiens de la mission, sont partis pour Hanoi via Xieng Khouang.

Le Père Tiến, lui, est à son poste. Le 22 mars 1953, Dimanche de la Passion, il écrit sa joie de pouvoir continuer son école ; il annonce qu’on attend le retour des Pères à Muang Xôi pour inaugurer les nouveaux bâtiments scolaires. Il a obtenu des chrétiens « une ferveur spéciale, des prières particulières qui éviteront la catastrophe ».

Le Père Martin lui envoie in extremis un message l’invitant à le rejoindre à Sam Neua ; le message est apporté par un hélicoptère militaire français prêt à l’embarquer. Tiến refuse : « Je reste pour mon peuple. Je suis prêt à donner ma vie pour mes frères laotiens. »

Le Père Tiến à l’heure des choix décisifs

La dernière lettre reçue du Père Tiến par son supérieur est datée du 27 mars 1953 ; dans le calendrier liturgique de cette époque, c’est la mémoire de Notre-Dame des Sept-Douleurs. Pour la première fois, Tiến avoue sa peur, sa détresse – c’est comme une épée qui transperce son âme, qui pénètre au plus intime pour juger les sentiments et les pensées du cœur (cf. Lc 2,35 ; He 4,12). Il se rend compte de son isolement absolu. Les prêtres les plus proches, ceux du Thanh Hóa, sont déjà partis pour s’établir dans la plaine. Il ne reste aucune possibilité de communiquer avec eux.

Les chrétiens ont pris peur eux aussi. Moins de quatre ans après son ordination, la croix se dresse toute nue devant le premier prêtre du Houaphan.

Le jour de Pâques, 5 avril 1953, les troupes franco-lao de Sam Neua ont ordre à leur tour de se replier devant l’avance de la division 312 du Vietminh ; ce sera une retraite catastrophique.

Le Père Tiến, lui, fête le Christ ressuscité entouré de ses fidèles. Comme celle de Jésus au Jardin des Oliviers, sa crise personnelle, qui révèle un Père Tiến très humain, ne durera pas. Lui qui connaît tous les sentiers de la montagne, il ne cherche pas à fuir. Il demeure héroïquement sur place avec ses catéchistes laotiens, seul prêtre dans toute la grande région. Dans un message qui parviendra à son évêque à Thanh Hóa, pas une plainte ; mais il espère que, du Viêt-nam, on pourra lui envoyer un prêtre en renfort…

Durant un mois environ les activités religieuses sont limitées. Tiến est sous surveillance et on a confisqué ses affaires personnelles. On veut l’expulser de la région comme étranger, mais il répond : « Je suis prêtre catholique. C’est ici mon pays, mon village ; mes frères et sœurs sont tous ici. Je ne fais pas de politique. Je n’ai pas de raison de partir ailleurs. »

Il demeure alors dans sa petite paillote de Viên Xôi ; c’est là qu’il célèbre la messe, qu’il administre les sacrements. Parfois seulement, il peut se rendre au centre de Ban Thène, à 4 km : il y prie tout seul dans l’église déserte.

Un jour, des chrétiens viennent l’avertir qu’on s’apprête à l’arrêter : on le presse de partir. Pour gagner Xieng Khouang, il lui était facile de se déguiser en marchand – ne l’avait-il pas fait quelques années auparavant, ne connaissait-il pas tous les passages secrets de la montagne ? Une fois encore, le Père Tiến décide de rester : « Le mercenaire… laisse les brebis et s’enfuit… Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis » (Jn 10,10-11).

Le Père Tiến devant ses accusateurs

En effet, avec l’arrivée de la guérilla et l’installation à Sam Neua d’un « gouvernement de lutte » (29 mai 1953) c’est l’heure de la vengeance qui a sonné. Les responsables tradition-nels de la région sont arrêtés, envoyés dans des camps. On recherche aussi les chefs thaï du Thanh Hóa et les quelques autres catholiques venus se réfugier au Laos, terre de liberté : ils seront jugés comme traîtres à leur patrie.

Fin mai ou début juin 1953, le moment décisif est arrivé pour le Père Tiến. Les événements sont racontés par deux témoins directs, qui en ont gardé un vif souvenir.

Le premier témoin n’était encore à cette époque qu’une petite fille :

Des soldats sont venus, ils lui ont attaché les mains derrière le dos avec un bâton et ils lui ont fait traverser le village. La population le respectait et l’aimait beaucoup. Les gens se sont mis à genoux le long de son passage en pleurant. Les soldats nous menaçaient de leurs fusils. Le Père Tiến nous a dit : « Ne soyez pas tristes. Je vais revenir. Je m’en vais étudier… Continuez à faire progresser votre village… »

Les soldats lui avaient enlevé ses lunettes. Il portait une chemise noire à manches longues retroussées, les mains liées derrière le dos.

Le second témoin avait alors 28 ans :

On est venu arrêter le Père Tiến. Ils ont déclaré publiquement le motif de son arresta-tion : c’était un Vietnamien qui s’était vendu aux Thaï Deng et avait trahi son pays ; on l’arrêtait pour le ramener au Viêt-nam. J’étais moi-même dans la foule et j’ai entendu ce discours. Mais nous savions bien qu’il était né chez nous, que ses parents étaient de Ban Thène, que ce n’était qu’un faux prétexte…

L’accusation rapportée ici se situe dans un contexte précis. En 1949, le président Hô Chi Minh avait écrit dans un guide idéologique à l’usage des militants :
Liquider la clique des Vietnamiens déloyaux qui vendent leur pays, liquider la clique des fascistes colonialistes ; ce sont là les démons abominables que nous devons abattre avec détermination. Quant à tous les autres, nous devons les aimer, les respecter et les aider .

Le même témoin poursuit :

Tout le monde chez nous sait quel était le vrai motif : la volonté d’interdire de suivre la religion catholique. Il n’y a aucun doute là-dessus. La preuve, c’est qu’ils ont aussitôt essayé d’abolir la religion. Ils ont interdit toute cérémonie religieuse. Ils ont obligé les gens à vénérer les images des leaders politiques. Ils ont brûlé les ornements liturgiques, écrasé le calice. Ils ont démoli l’église pour en récupérer les matériaux. La toiture de l’église, notamment, était faite dans un bois de grande valeur, qui a des propriétés aromatiques : on a pris ce bois pour les maisons des nouveaux responsables politiques.

Le Père Tiến, prisonnier dans le Seigneur

Le même témoin privilégié continue :

Dans la maison du Père Tiến ils ont tout bouleversé, et ils ont pris tout ce qu’ils ont pu. Il n’a pu emporter que l’habit qu’il avait sur le dos. On l’avait ligoté, les mains derrière le dos. Ils l’ont mené ainsi à travers le village de Ban Thène. On l’a ensuite conduit, avec d’autres, jusqu’à la ville de Sam Neua où il est resté en prison jusqu’à son transfert au grand camp de Ban Talàng. En tout, il a été captif à peu près un an.

Ses paroissiens ont essayé à plusieurs reprises d’aller visiter le prisonnier, mais on ne leur a pas permis de le voir. Ce qui s’est passé là, on l’a su par des chrétiens du village qui étaient avec lui en prison et qui ont été libérés plus tard.

En prison à Sam Neua, le Père Tiến a demandé de pouvoir célébrer la messe tous les jours, disant que c’était son obligation de prêtre. On le lui a permis, à condition qu’il célèbre seul, en dehors de la présence des autres prisonniers ; mais on ne lui a donné ni pain ni vin. Alors il a pris du riz mandarin ; il l’a pilé avec ses mains pour en faire une hostie. Pour le vin il a essayé d’utiliser la sève fermentée du palmier, mais il s’est finalement contenté d’eau. Il avait un petit missel en latin ; ils le lui avaient pris mais, comme personne ne comprenait rien au contenu, ils le lui ont rendu.

Un témoin du camp de Ban Talàng confirme cette question de la messe. Bien entendu, le Père Tiến savait que, sans pain et sans vin, un prêtre ne peut pas vraiment consacrer l’eucharistie. Mais il avait besoin de se raccrocher de manière concrète, tangible, à sa vocation de prêtre, et à la piété eucharistique qui est au cœur même de cette vocation. C’est parce qu’il était prêtre qu’il a accepté son destin. Il a voulu l’être, aussi complètement que possible, jusqu’au bout, et partager son destin avec le Divin Maître offert en sacrifice sur la Croix et sur l’autel. Sa communion au sacrifice, même non sacramentelle, était spirituelle et donc bien réelle.

Le Père Tiến confessait aussi, et put donner la dernière absolution aux chrétiens qui allaient être exécutés.

Sur le chemin du Calvaire

Au mois de septembre, en effet, eut lieu au Muang Xôi le jugement de quatre responsables traditionnels de la région, arrêtés en même temps que le Père Tiến. Ce fut un « tribunal populaire » avec une grande mise en scène, suivi de l’exécution publique : pour chacun, trois balles dans le cœur et une dans chaque oreille.

Quant au Père Tiến, il passa en jugement populaire à Muang Kang, loin de chez lui. Ce fut un échec. Les témoignages recueillis auprès de ceux qui étaient présents ont été fidèlement transmis depuis lors : « On ne trouve pas de faute à reprocher au père Tiến. On lui demande de quitter les ordres pour se marier. » À cela il répondit : « Que vous me tuiez ou non, je ne quitterai pas mon sacerdoce. Nous, nous suivons le Christ. J’obéis à la Parole de Dieu, sur laquelle j’ai juré d’être fidèle. »

Le Père Tiến fut donc maintenu en captivité. La population était épuisée par les corvées et les réquisitions de riz, mais plus encore par les mensonges à l’encontre de son prêtre bien-aimé. Pour calmer les esprits, les motifs de son incarcération ont varié : « Il avait chez lui un poste de radio pour communiquer avec les ennemis du peuple. » Cela était faux : il n’y avait aucune radio chez lui. « On a trouvé chez lui des médicaments français, preuve de ses relations criminelles avec les impérialistes. » Tout le monde savait bien que ces médicaments, ils étaient à la mission depuis bien avant le départ des Pères français. Comme tout bon mis-sionnaire Tiến les conservait pour pouvoir soigner les malades de la région.

Quant à l’intéressé, enfermé à Talàng non loin de la frontière du Viêt-nam, il travaillait dur. On l’a vu défiler au milieu des autres prisonniers, portant de lourds sacs de riz aux soldats. À cette occasion certains ont pu lui dire quelques mots ; Tiến disait que tout était bien puisque le bon Dieu le voulait ainsi. Sa parenté et des amis lui firent parvenir quelques vivres et du tabac ; il partageait les envois avec ses compagnons de misère.

D’anciens prisonniers ont affirmé que le Père Tiến jouissait, à la fin de sa détention, d’une liberté assez grande. Ses gardiens connaissaient son habileté et lui demandaient de réviser, de nettoyer, de rafistoler leurs montres et leurs radios. Comme dans son adolescence, il pouvait même aller pêcher dans le fleuve voisin pour améliorer l’ordinaire de tous. Pourquoi n’a-t-il pas tenté de profiter de la pêche pour s’évader ? Comme on l’a su par les témoins, il ne se faisait pas d’illusion sur son sort. Sans doute aussi a-t-il voulu éviter aux siens des représailles, et aussi rester fidèle à ses compagnons, dont il était devenu le prêtre et pour lesquels il était un signe d’espérance.

D’après plusieurs témoins dignes de foi, les autorités se mirent en tête d’obliger le Père Tiến à se marier : s’il acceptait ainsi de devenir un citoyen ordinaire, on lui rendrait la liberté. Pour arriver à leurs fins, ils lui offraient un poste officiel et inventèrent même des moyens déshonnêtes, en forçant une jeune fille de 18 ans à lui faire des avances. Celle-ci a ensuite raconté que le Père s’était mis à genoux en prière, et qu’il n’avait posé aucun geste sur elle. Jusqu’au bout Tiến restait fidèle à son vœu de célibat, fait devant Dieu et devant l’Église. Voici sa réponse, rapportée par M. Ke Bun Huang au Père Jean-Marie Ollivier, o.m.i. : « Je suis déjà marié à Jésus Christ, je ne me marierai pas ! » Et son persécuteur répondit : « Alors votre vie prend fin ! »

« Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps » (Mt 10,28, Lc 12,4)

Que faire d’un prisonnier aussi rebelle à toute réforme ? Un nouveau jugement populaire aurait risqué une émeute.

En fin de compte, ce fut un tribunal militaire qui le condamna en son absence, et ordonna une exécution discrète.

Le 1er juin 1954, le chef du camp le mande et lui dit qu’il ne sera pas libéré : consent-il à partir occuper un poste d’interprète dans une école d’administration des nouveaux diri-geants ? Tiến parlait à la perfection le laotien, le français et le vietnamien. L’offre était allé-chante : il fit mine de l’accepter. Le 2 juin il quitte le camp, escorté de quatre gardiens. À 300 mètres de la sortie, on lui attache les mains dans le dos et on l’amène jusqu’au cimetière du village de Huay Talàng. Ses gardiens l’attachent à un pamplemoussier et l’abattent de cinq balles. Son corps fut laissé sur place, puis enseveli sur le lieu même de l’exécution par les gens du village.

Au camp on essaya de savoir son sort. « Nous l’avons emmené étudier au Viêt-nam » fut-il répondu. Personne n’ajouta foi à cette explication : on avait vu les soldats revenir et se partager ses maigres affaires. Tous furent persuadés que le camarade Thao Tiến, comme on l’appelait, avait été exécuté.

Le secret entourant sa mort permit à toutes sortes de bruits de se répandre. On aurait achevé le Père Tiến en lui coupant la tête. Les bourreaux lui auraient ouvert le corps pour voir le foie d’un homme si courageux, ou même en manger – cela n’est pas un geste inédit au Laos. On l’aurait enfermé dans un sac et tué à coups de bâton… Notre vieux témoin commente cela :

Lorsque j’étais emprisonné, j’ai entendu un de mes compagnons de captivité affirmer que le Père Tiến avait été décapité à Ban Talàng et qu’on avait jeté sa tête dans la rivière. Les gens du village sont allés deux fois explorer un tronçon assez important de la rivière pour retrouver la tête, mais ils n’ont rien trouvé. Je ne crois donc pas à cette histoire de décapitation, et je pense qu’il a été fusillé. C’était leur manière habituelle d’exécuter les prisonniers : trois balles dans la poitrine et une dans chaque oreille. J’ai été témoin de plusieurs exécutions faites ainsi.

Pourquoi cette mort ?

Pourquoi un tel crime contre un innocent ? De la part de ses ennemis, il s’agissait bien d’éliminer le seul prêtre demeuré dans la zone « libérée ». Le catholicisme ne serait pas toléré à Sam Neua

Mais pour les chrétiens, cette mort a un autre sens. On sait de manière sûre que Tiến a accepté volontairement sa mort, par fidélité pour sa vocation et pour le peuple qui lui était confié. Il n’a pas cru aux fausses promesses qu’on lui faisait. Le témoin Ratthavone Soyavong, qui a été présent avec lui jusqu’au dernier jour à Ban Talàng, a confié cela à un prêtre sur son lit de mort : « Le Père Tiến savait qu’il allait mourir et, peu avant sa mort, il m’a dit : “Je vais célébrer une dernière messe”. »

Pour le Laos, le Père Tiến est devenu ainsi le premier témoin, le premier qui ait cru en Jésus jusqu’à donner sa vie pour lui. Il a ouvert la route que doivent suivre de nombreux chrétiens, courageux dans l’adversité et devant les oppositions de toute sorte. Il n’a pu le faire que par une grâce spéciale de Dieu, qui l’avait soigneusement préparé au long de sa carrière hors du commun.

Les témoins vietnamiens, à l’époque de son stage à Hữu Lễ, avaient déjà senti en lui l’étoffe d’un saint ; ainsi M. Tậu : « Certes, Dieu seul est juge, mais je crois bien que Tiến est au Ciel : il en était digne ! »

Le Père Jean-Marie Ollivier rapporte :

Quand j’étais en poste dans la Plaine des Jarres, à Xieng Khouang, et sur la route de Sam Neua, partout on parlait de lui avec grand honneur. C’est vrai, les gens du peuple ne savent guère ce que c’est qu’un martyr. Malgré cela, le Père Tiến était ad-miré : la raison, c’est qu’il avait eu le courage de donner sa vie pour les chrétiens, par fidélité à son poste. Et cela, c’est quelque chose !

Laissons le dernier mot à notre témoin privilégié, dont le nom ne peut encore être révélé :

Dans la pensée de l’ensemble de la communauté chrétienne de notre région, le Père Tiến est un saint et un héros. Lorsqu’il était en prison, on a fait pression sur lui pour qu’il se marie. On lui a promis de le libérer s’il acceptait de se marier et de devenir un citoyen ordinaire. Mais lui a toujours refusé. Pour nous, c’est cela qui compte, c’est là le signe de sa sainteté, de son héroïcité. Je demande souvent l’intercession du Père Tiến dans ma prière.