Les années de préparation

Jean Wauthier est né le 22 mars 1926 dans la petite ville de Fourmies (59) et fut baptisé quelques jours plus tard à l’église paroissiale qui dépend de l’archidiocèse de Cambrai.

Durant son adolescence, il a connu les tourments de l’exode de 1940 – la fuite des populations civiles devant l’invasion allemande -, qui conduisit sa famille sur les chemins de l’exil jusqu’à l’autre bout de la France, à Sainte-Livrade (47). Après deux années au petit séminaire de Solesmes (Nord) et quelques mois au Collège Saint-Pierre de Fourmies, c´est donc au petit séminaire du diocèse d’Agen, à Notre-Dame de Bon Encontre, qu’il finira ses études secondaires, de janvier 1941 à juin 1944.

En novembre 1944 il est admis au noviciat des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée à Pontmain (Mayenne) et devient Oblat de Marie Immaculée le 1er novembre 1945. Viennent alors deux années d’études de philosophie, d´abord à La Brosse-Montceaux (Seine-et-Marne) puis à l’Abbaye de Solignac (Haute-Vienne) où les Oblats s’installent en 1946. Les lieux ont été occupés pendant la guerre par des résistants et un maquis célèbre. Le plus urgent est de remettre en état les bâtiments. L’aménagement de l’ensemble est confié aux jeunes Oblats qui n’hésitent pas à s’engager dans une période de travaux intenses et pénibles : construction d’une nouvelle aile, canalisations avec barrage sur la Briance et pose d’une nouvelle turbine. Cela ne les empêche pas de poursuivre les études avec enthousiasme ainsi que l’a reconnu un visiteur de marque, le nonce Apostolique, Mgr Roncalli, futur pape, venu les féliciter, à l’occasion d’un voyage en Limousin. Jean, toujours ardent et actif, met la même ardeur à la construction qu’à ses études de philosophie et de théologie !

Au bout de deux années, il est appelé au service militaire. D’un physique robuste, d’une droiture morale à toute épreuve, il choisit pour son service militaire le corps des parachutistes.

De retour au scolasticat de Solignac pour quatre années d’études de théologie, il prononce ses vœux perpétuels au sein de la Congrégation des Missionnaires Oblats le 8 décembre 1949. Et le 17 février 1952, il est ordonné prêtre en l´église abbatiale.

Deux mois plus tôt, il avait écrit au Supérieur général des Oblats :

« J´ai toujours aspiré à la vie missionnaire dès mon enfance. C’est pour cela que je suis entré dans la Congrégation, c’est dans ce seul but que j’ai passé mes années de Scolasticat. Parmi les nombreuses missions oblates que je pouvais admirer, dès le noviciat je me suis senti saisi par le désir d’aller porter l’Évangile en pays laotien. Dès lors je n’ai plus jamais changé d´idée. Mon directeur de conscience n’a pas contrecarré ces aspirations ; il m’y a toujours encouragé en s’efforçant de les faire devenir de plus en plus spirituelles.

C´est pourquoi, mon Très Révérend Père, je vous demande de m’envoyer au Laos. […] Je pense avoir les aptitudes physiques nécessaires. Supportant bien le froid, j´ai pu constater durant mon service militaire dans le Sud-Marocain que la chaleur ne me causait aucun trouble. Je n’ai jamais été malade durant le Scolasticat. Enfin, les travaux manuels parfois pénibles de ces six dernières années et mon service militaire dans les parachutistes semblent montrer que je possède une bonne résistance physique.

Quoi qu’il en soit, je suis prêt à accepter n’importe quel champ d’apostolat. Dans cette première Obédience je ne veux voir que la volonté de Dieu, m’envoyant au meilleur endroit, là où je pourrai le plus facilement sanctifier les autres et monter moi-même, avec l’aide la Sainte Vierge, de Saint Joseph, de notre Vénéré Fondateur »

C´est donc pour sa plus grande joie que Jean reçoit dès la fin de l’année scolaire sa feuille de route de missionnaire pour le Laos.

En mission au Laos

Jean fait ses premiers pas missionnaires dans un pays à l’indépendance toute neuve, où l’unité lao, péniblement réalisée depuis six ans, va être mise à rude épreuve par les « guerres d’Indochine ». C’est donc dans un contexte de guerre et d’insécurité qu’il va devoir conduire sa vie apostolique : « Je suis là-bas depuis 14 ans et j’ai toujours vu dans les villages des mines, des carabines, des mitraillettes et des grenades » écrira-t-il plus tard. Ces conditions, contraignantes et exigeantes à la fois, vont progressive-ment solliciter toutes ses ressources et l’amener « au bout du chemin » par les voies les plus difficiles.
Il a, du même coup, atteint une telle dimension qu’il est devenu difficile d’en présenter les multiples aspects sans se perdre en chemin. En effet, il faudrait pouvoir montrer tout à la fois, le pasteur, le sportif, le médecin, l’enseignant, le linguiste, le conseiller agricole et ce qui a sans doute précipité sa fin : le dispensateur d’aide humanitaire.

Le temps de la rencontre

En 1952, Jean entame son parcours comme professeur au Petit Séminaire de Paksane : le temps de se familiariser avec le pays dans lequel va s’inscrire son action, d’en comprendre les soubassements historiques et sociologiques, d’apprendre les langues locales.
En 1953, au moment de l’offensive du Viêt-minh sur la plaine des Jarres, lorsque le Petit Séminaire se replie sur Thakhek, au Sud. Jean est affecté à l’équipe missionnaire de Xieng Khouang. Ce chef-lieu de la province de Tran Ninh est un important centre commercial de 1.200 habitants situé à 150 km au nord de Paksane. Le pays, un massif montagneux couvert de forêts, forme un système complexe de plissements et de massifs coupés et isolés par de profondes échancrures.
La piste esquisse son tracé parmi des arbres géants aux essences diverses, dans des sous-bois aux broussailles impénétrables, au milieu d’un réseau de lianes sans fin sautant d’un arbre à l’autre et de bambous énormes atteignant 20 à 30 mètres. La chaleur tropicale de haute montagne dessèche et assomme !
L’équipe missionnaire à laquelle appartient Jean a établi son poste central à Xieng Khouang, mais la plupart des Oblats ne s’y retrouvent que trois à quatre jours par mois. Le reste du temps, chacun rayonne dans la portion de territoire qui lui a été confiée.
A partir d’avril 1954, Jean est mis au service de la mission chez les plus pauvres, les Kmhmu’. Il sera presque toujours avec les gens des mêmes villages, qu’il suit à travers leurs déplacements dans les années de guerre. C’est lui qui les incite à quitter Nam Mon, où ils ont été baptisés, pour Khang Si, un meilleur emplacement, où ils pourront bénéficier de la rizière inondée. Il y réalise un système d´adduction d’eau au moyen de bambous qui fait le bonheur des villageois. Hélas, cette installation ne durera que peu d´années : dès 1961, tout le village doit se replier à la limite de la Plaine des Jarres, à Ban Na d’abord, puis ensuite à Hin Tang.

Un challenge de tous les instants

Sa tournée s’étale sur une vingtaine de jours, totalise une quarantaine d’heures de marche, quelques 150 kilomètres sur une dénivellation allant de 400 à 1.250 mètres. A proximité, le Phou Bia culmine à 2.818 mètres. Prendre la piste par tous les temps, grimper et descendre de pitons en ravins sans se soucier de la raideur des pentes, passer les rivières aux hautes eaux à la nage au risque de se noyer comme cela arrive en 1954 à Nam Sai, passer des heures de marche dans les ruisseaux ou dans les marais, quand il y a des sangsues, c’est cela le challenge.
A l’arrivée au village Jean célèbre l’eucharistie avec la petite communauté chrétienne. Suivent l’instruction des catéchumènes et des chrétiens, les visites et les soins aux malades, les contacts fraternels avec tous. Jean attache une grande importance à la préparation de chacun de ses catéchistes, de chacune de ses homélies, de ses veillées et de ses tournées. C’est dire toute l’intensité de sa vie missionnaire.

Une pastorale de groupe

Les Kmhmu’ vivent ordinairement dans de petits villages d’une dizaine de maisons, dans la montagne au-dessus de 800 mètres. Ils défrichent une partie de la forêt en début de saison sèche. Avant les premières pluies, ils pratiquent une culture sur brûlis. Ils mettent le feu afin de féconder la terre de cendres puis ils nettoient le terrain et sèment du riz, du maïs et divers légumes dans des trous pratiqués dans le sol.
L’habitat est constitué de paillotes aux cloisons de bambous. La chapelle de la petite communauté locale est également une paillote parmi les paillotes. Pas question de bâtir des constructions définitives. En effet, l’épuisement rapide des terres impose à ces groupes montagnards une mobilité permanente.
Le village constitue pour les kmhmu’ une réalité sociologique très forte. L’orientation pastorale doit en tenir compte. Il est rare, par exemple, que les conversions soient le fait d’individus isolés. Si tel village demande et accueille le missionnaire, c’est qu’il a décidé, presque à l’unanimité, de suivre sa religion, si bien qu’on voit des villages entiers recevoir d’un seul cœur le baptême et hisser au-dessus de leurs toits de paille la croix du Christ.
Héritier du Père Gentil qui a commencé chez les Kmhmu’ en 1936, Jean pratique une méthode apostolique simple, insufflant aux communautés chrétiennes une charité dynamique, pratiquant un ministères difficile dans les montagnes, à pied et dans la pauvreté partagée avec le peuple, dans un isolement très dur et en butte a une guerre continuelle rôdant autour des villages.

Les années d’errance

Fin 1956, le village de Ban Nam Mon se déplace à Ban Kuang Si, au Sud de la Plaine des Jarres, dans un site propice à la culture en rizières. Mais à la fin de l’année 1960, dès la prise de la Plaine des Jarres par les neutralistes alliés au Pathet-Lao, la position du village Khang-Si devient critique.
Jean n’aimait pas parler de la guerre. Il se voulait un homme de paix. II n’aimait pas non plus raconter qu’à cette période, en janvier 1961 précisément, effectuant une démarche auprès des militaires pour obtenir l’arrêt des tirs de batterie sur Khang-Si, il se retrouva les mains liées devant le peloton d’exécution et ne dut son salut qu’à la rapide intervention d’un officier neutraliste. « Dans ces moments là, dira-t-il, on se dit : ça y est, c’est le moment, on arrive ‘’là-haut’’. J’offrirais ma vie pour eux. »
En avril 1961, à l’instar de tous les groupes civils condamnés par la guerre à des replis fréquents et rapides, le village s’enfuit de nuit pour trouver refuge dans les zones arides, et prend le maquis. Peu de matériel : « Sous la pluie, dans la brume froide des sommets de 1.500 à 2.000 mètres, les gens n’emportent presque rien sinon leur bien le plus précieux : les enfants. Ils préfèrent vivre dans la jungle, manquant de presque tout, mais libres… »
Après l’alerte de janvier 1961, Jean a été retiré pour un temps de ce secteur. Il fait un stage de deux années au petit séminaire de Paksane (oct. 1961 – déc. 1963). On peut lui faire confiance pour le travail qui lui est demandé, que ce soit l’enseignement, le sport ou la musique. Chaque samedi, il s’évade du séminaire pour la pastorale dominicale dans les villages des alentours. Mais il reste bien clair qu’il n’aspire qu’à retrouver le plus tôt possible ses chers montagnards.
Jean ne retrouve les chrétiens de son village qu’en décembre 1963, après deux ans d’une dure séparation employée à des travaux de réflexion sur la pastorale nouvelle officialisée par l’évêque. Ils sont à Ban Na, retranchés dans les montagnes bordant la Chine du Sud et le Vietnam Nord. Jean vit maintenant au milieu d’eux, les suivant dans leurs « déménagements » successifs, partageant leur vie et leurs dangers. La mort, « c’est ce qui risque de m’arriver, mais il faut savoir choisir. Je leur ai donné ma vie… » dit-il. Selon ses estimations sa nouvelle paroisse fait « environ 100 kms Nord-Sud et 150 kms Est-Ouest. Aucune route. Tout doit se faire à pied sur des sentiers de 30 à 40 centimètres de large, toujours grimpant et dévalant les montagnes entre 800 et 2.000 mètres ». Ce seront alors des va-et-vient fréquents entre Vientiane, où l’on travaille en premier lieu à la formation des catéchistes qui seront envoyés dans les villages, et la montagne. Là-haut, parmi tous ces réfugiés que la guerre a chassés de chez eux, c’est la misère qui s’est installée : récoltes incertaines, attaques, mines un peu partout le long des pistes, pénurie de médicaments…
Fin 1965, sur ses conseils, les chrétiens réfugiés de Ban Na se déplacent dans la cuvette de Hin Tang. Ce sera pour lui la dernière étape. Le village est alors fort de 900 âmes. Il se consacre à la tâche difficile de répartir équitablement l’aide humanitaire. C’est là que se noue le drame, car même dans la pire misère il y a encore exploitants et exploités. Il défend les pauvres Kmhmu’, sans pour autant les favoriser car il sait se mettre au service de tous. Son action déplaît aux forces spéciales, qui s’arrogent le droit de se servir copieusement les premiers. Jean est désormais conscient que sa vie est menacée.

Témoin de la Charité du Christ

« Leur annoncer le Christ, c’est s’occuper de toute leur vie »

Le Père Jean Wauthier a fait de toute sa vie au Laos une prédication. Répondant certes à un appel personnel fort, mais nourrissant aussi des sentiments très profonds pour ce peuple kmhmu’ qui lui avait été confié, il a voulu porter un vivant témoignage de la Charité du Christ.
Du premier jour de son apostolat chez les kmhmu’, il les a aimés et s’est donné à eux corps et âme, pour leur bien spirituel comme pour leur progrès social. « Il faut tout faire pour secourir des pauvres kmhmu’, disait-il. Pour ces réfugiés de la jungle, c’est la guérilla continuelle, souvent la famine. Leur détresse morale est plus grande encore. »

Docteur, non …!

Alors il devient l’un d’eux et, quand l’occasion s’en présente, médecin, dentiste, maître d’école, ouvrier agricole. « Docteur ? Non, précisait-il. Je soigne les malades, parce qu’il n’y a personne d’autre pour le faire. J’arrache les dents. J’aide pour les naissances. Je fais des piqûres. Disons que.je suis un infirmier. »
Combien d’accouchements ? Combien de soins aux lépreux ? Ceux-ci sont rejetés par la société et vivent isolés dans la forêt, sans contact avec quiconque. Le Père Wauthier les entend dire : « Nous ne sommes plus des hommes comme les autres. » Alors, il organise les soins à leur intention de façon si exemplaire qu’au lendemain de son décès, le Directeur Général de la Santé Publique du Laos à Vientiane écrira à Monseigneur Loosdregt : « Le R.P. Wauthier a été intégré provisoirement dans le service de la lèpre. Ainsi sa mort constitue une grande perte pour le Ministère de la Santé Publique du Royaume. » Le regroupement de ces lépreux en un seul endroit verra le jour en novembre 1967 et le premier embryon de léproserie en janvier 1968.

Je suis un ami

Habité d’une charité pleine et tenace, Jean a voulu faire monter les kmhmu’ sur le plan social. Avant lui, un autre missionnaire Oblat avait déjà tracé la voie : le Père Morin, qui avait installé en 1950, à Ban Nam Mon précisément, la première école et le premier dispensaire.
Sportif, très liant, le Père Wauthier gagne très vite l’amitié des jeunes et organise l’enseignement dans les écoles, notamment de la langue lao. Plus tard, en 1966, alors que l’enseignement est pris en charge par le gouvernement, il est toujours là pour « donner un coup de main : faire les tables, les cours de français et de calcul en neuvième » » Grâce à l’école, disait-il, « les parents qui trop souvent considèrent leur enfant comme leur assurance vieillesse, en viennent à le voir comme un fils de Dieu à former. »

II travaille également avec un groupe de missionnaires à la création d’« analphabets » à l’usage des minorités éthniques ne possédant que la parole pour moyen d’expression, la langue n’étant pas écrite.

Son projet – celui des Oblats – est global. II embrasse dans une même vision d’avenir, la formation des infirmiers, des instituteurs, des cadres, des catéchistes et des séminaristes. Son enseignement est des plus diversifiés : organiser le village pour éviter les incendies dévastateurs, faire des plantations d’arbres fruitiers, scier des planches… Dans ces régions au sol pauvre et gréseux, il sait chercher des sources et utiliser l’eau pour les familles, le jardinage et les animaux, allant jusqu’à réaliser un réseau d’adduction d’eau avec des bambous creusés et des fûts de 200 litres en métal. Dans la Plaine des Jarres, il initie les paysans à la mise en place de rizières irriguées, autrement plus rentables que la culture sur brûlis, et l’entreprise devint vite un modèle du genre.

« Oui, je suis missionnaire, disait-il. Pour eux je suis un ami, et peut-être un ami qui sait un peu plus qu’eux… Je partage leur vie… Leur annoncer le Christ, c’est s’occuper de toute leur vie, selon leurs besoins ». Et encore : « J’essaie de leur donner le Seigneur avec toujours plus d’abondance. »

Pour le bien de tous

Sa charité n’a rien d’exclusif. Dans la mesure même où les nombreuses communautés chrétiennes dont il a la charge lui en laissent la possibilité, il visite les villages non-chrétiens, dispense ses soins aux malades et offre son concours. Il déploie notamment son action auprès des groupes Thaï Dam, Taï Phouen et Thaï Laos, chrétiens, bouddhistes ou animistes. Souvent, ce sont eux qui viennent à sa rencontre pour avoir beaucoup entendu parler de lui.
Après sa mort, l’un des plus anciens et des plus influents chefs méos, non chrétien, Son Excellence Touby Lyfoung, écrira ceci : « Tant le Père s’est intéressé au sort des enfants Méo et Lao Theung (kmhmu’)de ma région ; que son nom soit béni. Que la Mission Catholique ne se décourage pas d’oeuvrer pour le bien de la malheureuse population montagnarde. »

La population du Laos est en grande majorité de religion bouddhiste, mais cette religion n’a pratiquement pas imprégné les nombreuses minorités ethniques des régions de montagne qui sont restés animistes. Ainsi les esprits et génies imprègnent la vie des kmhmu’. Le centre de l’animisme est la maison et son grand prêtre, le chef de famille, qui préside aux offrandes et sacrifices.

Le temps de la grande pénurie

Au fur et à mesure de la montée en puissance des hostilités, le drame humain se noue inexorablement. Les villages « s’installent dans l’instabilité ». « On apprend à ne pas trop se soucier du lendemain » écrit Jean…

La famine toujours latente devient progressivement aiguëe. Au début, le repas est constitué de riz gluant pimenté parfois accompagné de viande de buffle hachée : un festin ! A la fin, on mange tout ce qui est comestible : oiseaux, rats, larves. Car, si en avril, les paysans ont bien planté le riz, bien souvent ils ne le récoltent pas. Entre les semailles et la moisson de novembre, il y a eu des attaques, des grignotements de position, on a semé des mines de part et d’autre.
Jean Wauthier répartit de son mieux, auprès de ces démunis, l’aide qu’il peut obtenir et notamment du riz et du matériel médical.

Chronique d’une mort pressentie

Le dernier acte

Dans la nuit du 16 au 17 décembre 1967, Jean Wauthier fut tué, presque à bout portant. Il était venu passer deux soirées dans le tout petit village de Ban Na, catéchumène depuis trois ans environ, dans une région proche de la Plaine des Jarres. À 800 m de là se trouve un petit poste militaire sur une hauteur. Ceux qui en voulaient à sa vie simulèrent une attaque de la guérilla.

Immédiatement il est debout, sac au dos – car dans cette région en guerre permanente, il fallait être toujours prêt à bondir dans la forêt. Il prend en charge les deux enfants qui logeaient avec lui et deux ou trois catéchumènes, et descend avec eux vers un ruisseau coulant à 200 ou 300 mètres en contrebas du village. Il les met à l’abri dans un repli du terrain en les rassurant : « Ne bougez pas, n’ayez pas peur, priez », leur dit-il.

Il s´éloigne pour évaluer la situation et fait quelques pas en récitant le chapelet. Les enfants entendent : « Tue le Père ». Un coup de feu retentit. Touché à la base du cou, Jean Wauthier supplie ses agresseurs, embusqués derrière une petite haie :

« Pourquoi tirez-vous sur moi ? Arrêtez ! J´ai très mal. » – « Cesse de parler ! » lui est-il répondu. Et le tir reprend. Atteint de trois balles en pleine poitrine, il s´effondre. Les enfants s´enfuient, épouvantés. Le Père Jean Wauthier vient de donner sa vie pour que l´Évangile puisse devenir fécond au Laos. Le corps de Jean fut transporté à Vientiane. Il repose en terre laotienne, dans le cimetière catholique de la ville.

Les raisons d’un assassinat

Le déroulement des événements de la nuit qui fut fatale à Jean Wauthier, et les motifs qui armèrent la main de ses assassins, ont été élucidés par le Père Lucien Bouchard, o.m.i., qui, à ce moment-là, était son plus proche collaborateur. Voici en résumé son témoignage :

« De temps à autre je visitais le Père Wauthier dans son village de réfugiés : je lui apportais son courrier et des médicaments pour ses gens. Pendant environ deux ans de son séjour auprès des réfugiés kmhmu’, il avait vécu juste à côté d’un gros village de réfugiés d’une autre ethnie. Les autorités militaires de l’endroit appartenaient aussi à cette ethnie… Ces deux villages étaient ravitaillés en même temps par un parachutage de riz. Les autorités militaires décidaient du montant de riz à distribuer à chaque village.

Comme il était évident que les militaires gardaient pour les leurs la part du lion, le Père Wauthier alla trouver le commandant militaire pour lui faire savoir que les réfugiés kmhmu’ ne recevaient pas leur juste part. Ces revendications tombèrent sur une sourde oreille…
C´est alors que les réfugiés kmhmu’ du Père Wauthier furent transférés dans un autre site, où un parachutage serait destiné directement à eux. Lorsque le transfert eut lieu, les chefs militaires concernés étaient furieux contre les Kmhmu’ et le Père Wauthier : les leurs ne pourraient plus nourrir leurs cochons avec la part de riz destinée aux Kmhmu’. C’est d’ailleurs cette histoire de cochons qui avait révolté le Père Wauthier.

Le Père Wauthier vécut environ un an ou deux dans ce nouveau site. Quelques jours avant sa mort, il fit un voyage à pied pour visiter l’ancien site : il restait dans ce secteur quelques catéchumènes kmhmu’ au village de Ban Na, et il voulait les visiter.

Pendant son court séjour dans ce village, les autorités militaires simulèrent une attaque contre le village de Ban Na, et en profitèrent pour tuer le Père Wauthier au cours de cette attaque factice. Le Père Wauthier a conduit un groupe de gens avec des enfants à l´abri, un peu à l´écart du village, et c’est à cet endroit qu’il fut tué par un militaire du village voisin.

Je considère que le Père Wauthier est un martyr parce qu’il est mort à cause de son combat pour la justice, qu’il revendiquait pour ses réfugiés. »

Le lendemain de la mort du Père Jean Wauthier, un des catéchistes écrira à ses parents : « Le Père Jean est mort parce qu’il nous aimait et n’a pas voulu nous abandonner. »