Le 1er témoin hmong : Thoj Xyooj
Thoj Xyooj (Thao Shiong, ທໍຂົງ) est né en 1941 à Kiukatiam, dans la province de Louang Prabang. Kiukatiam était un village hmong, appelé dans cette langue Roob Nyuj Qus, c’est-à-dire la « Montagne des Gaurs ». Le village était situé non loin de la route n° 13, au nord du mont Phou Khoun en direction de Louang Prabang. La première évangélisation y avait été entreprise par le Père Yves Bertrais, o.m.i., qui y demeura de 1949 à 1958.
Les années d’enfance et d’adolescence
Le jeune Xyooj fut un des villageois qui embrassa la foi chrétienne et reçut le baptême de la main du Père Bertrais. À cette occasion il reçut le nom de l’apôtre Paul, un nom qu’il allait porter avec honneur.
Xyooj avait quatorze ans lorsque son père mourut. C’était alors un jeune chrétien convaincu, intelligent et éveillé. Le missionnaire l’invita à partir au loin pour étudier et devenir catéchiste. La maman ne voulait pas entendre parler de cela ; c’est finalement un des deux grands frères de Xyooj, chez qui ils habitaient, qui emporta la décision.
En septembre 1956, voilà donc ce jeune garçon hmong qui part pour le petit séminaire de Paksane, au bord du fleuve Mékong, bien loin de son peuple et de ses montagnes. L’année précédente, la Mission avait ouvert là une nouvelle section, destinée à former des futurs catéchistes. Un de ses compagnons d’études fut Louis-Marie Ling Mangkhanékhoun, futur évêque de Paksé, qui n’avait alors que 11 ans mais se souvient bien de ce compagnon plus âgé, qui parlait une langue si différente de la sienne (le kmhmu’).
À l’école, Xyooj était connu sous son nom laotien de « Khamsè » (ຄຳແສ). Il a laissé le souvenir d’un adolescent vif, dynamique et sympathique. Il avait toutefois un problème de santé : une plaie ulcéreuse à la jambe, qui ne guérissait pas et le handicapait passablement. Mgr Ling témoigne : « Dans les heures de classe et de bricolage, il était toujours avec nous, mais dès qu’il s’agissait de faire du sport, il devait s’asseoir et se contenter de nous regarder. Pour un jeune homme de son âge c’était une épreuve. » Plus tard, sa mère réussira à guérir la plaie par les ressources de la médecine traditionnelle.
Au bout de deux ans, sa formation achevée, Xyooj rentra à Kiukatiam. Il devait y parachever sa formation sous la direction des missionnaires, et mettre peu à peu la main à la tâche. À l’école du village, il enseignait aux enfants les langues lao et hmong. Il était aussi un catéchiste fort apprécié.
Les témoins de cette période décrivent unanimement un jeune homme d’une grande gentillesse, souriant et disponible, toujours prêt à rendre service et rempli de compassion pour les personnes en difficulté. Un de ses élèves précise : « Il aimait Dieu et le travail pour Dieu. Ce n’était pas un orgueilleux, il était humble. » Un neveu ajoute :
Mon père m’a dit que, du jour où le missionnaire était venu au village, son petit frère Xyooj était tombé amoureux de l’Évangile. Il aimait fortement la religion, et c’est pour cela qu’il allait partout avec le prêtre, pour annoncer et enseigner la religion dans un village après l’autre, partout où allait le Père.
Un jeune catéchiste est envoyé en mission
Cette même année 1958, les responsables de la mission catholique de Louang Prabang s’intéressèrent à la province de Louang Nam Tha, aux confins de la Birmanie et de la Chine. Les Hmong du gros village de Nam Vang (Naj Vas en hmong) entendirent parler de leurs frères devenus chrétiens ; ils voulurent connaître à leur tour « ces ‘Jésus’ qui donnaient des médicaments pour soigner les malades. »
Le village se trouvait dans le district de Ban La Xeng (Npam Laj Xees en hmong), proche de Vieng Poukha et de Ban Takeo, à une journée et demie de marche au sud-ouest du chef-lieu de Nam Tha. Les missionnaires ne parlaient que le lao, que les Hmong ne comprenaient pas ; aussi demandèrent-ils à Kiukatiam de leur prêter un catéchiste hmong. Xyooj était disponible et prêt à partir : c’est lui que le Père Mario Borzaga, o.m.i., nouveau responsable de Kiukatiam, envoya.
Lorsqu’il arriva à Nam Vang avec le Père Luigi Sion, o.m.i., et un instituteur lao chrétien de Paksane, Xyooj fit sensation. Selon les souvenirs précis de Jou Hau – un jeune homme du village qui plus tard sera catéchiste à son tour –, c’était un vendredi soir, le 13 mars 1959. On était en pleine saison de l’essartage, et les familles rentraient des champs. Xyooj portait son costume hmong avec un chapeau noir à pompon, ainsi que les trois colliers d’argent reçus de son père, dont il était fier.
Lui-même aimera raconter plus tard cet épisode, comme le rapporte un témoin :
Les Hmong de Nam Tha disaient : « Voici le Roi hmong qui arrive, avec son collier gros comme le bras. » Ils appelaient le Père ‘Jésus’. Je leur ai répondu : « Je ne suis pas un roi hmong, je suis seulement un jeune garçon venu avec le Père. Je ne suis pas un chef, je suis venu seulement pour accomplir un devoir : annoncer et enseigner la Bonne Nouvelle de Dieu. »
On lui demanda des précisions, et Xyooj leur dit que Jésus était vainqueur de tous les démons.
C’était la première fois que ces Hmong entendaient dire qu’un homme, Jésus, n’avait pas peur des démons et même les chassait. Ils se dirent entre eux : « Voilà que le Dieu nouveau va venir. » Ils voulurent également savoir si, dans les cérémonies de mariage, les rites pour les morts, les fêtes traditionnelles, etc., on pouvait manger de la viande ; en effet, des protestants étaient passés par là et leur avaient dit qu’il ne fallait pas manger de viande de porc ni boire d’alcool. Xyooj les rassura à ce sujet. Ils l’invitèrent alors à rester avec le Père dans leur village et les logèrent tout d’abord dans des familles.
La toute première annonce
Le lendemain, les gens continuaient à venir voir et entendre les voyageurs, oubliant leurs cultures pendant deux jours entiers. Ils les invitaient, à tour de rôle, à venir manger chez eux, selon la coutume d’accueil hmong. Sans plus tarder, Xyooj commença, avec ardeur et foi, l’enseignement des premiers rudiments de catéchisme. Les premiers jours ce fut en plein air, puis dans la maison du chef du village, à la lumière de lampes à pétrole. Comme il était petit de taille, il devait se jucher sur un banc de chamane afin d’être vu de tous. Il mettait les enfants devant et les plus grands derrière. Plusieurs témoins évoquent ces journées :
Les femmes âgées venaient soupeser les pendentifs de son collier d’argent, tâter sa calotte hmong, palper ses doigts lisses ; elles voulurent peser à la balance ses colliers. Il leur souriait et elles riaient… Quand il souriait on voyait ses dents toutes blanches. Tous firent silence. Alors Xyooj commença à parler. Il dit qu’il venait enseigner des livres. Il venait faire apprendre aux jeunes des chants. Il allait enseigner la Doctrine du Ciel. Il venait dire de rejeter le culte des esprits. Trois jours et trois nuits de suite, tout le monde est venu écouter Xyooj.
Quand il enseignait les prières, les gens ne comprenaient pas bien, car c’était nouveau pour eux ; Xyooj, qui était très intelligent et malin, prenait une écorce souple de roseau et la pliait en accordéon pour expliquer chaque partie de la prière, et faire comprendre qu’elle comprenait un certain nombre de mots. Il avait une manière de parler très nette et claire ; il était très patient pour enseigner.
Tous eurent vite fait d’apprendre le « Notre Père » et le « Je vous salue Marie ». D’autres prières suivirent ; le Credo offrit l’occasion de raconter l’histoire du salut. Jou Hau en a conservé des souvenirs détaillés :
Xyooj parlait de Dieu et de son travail de six jours pour créer le ciel et la terre, et du repos du septième jour, que les chrétiens observent pour se rappeler Dieu. Il exposait le péché du premier couple, Adam et Ève. Il évoquait Moïse, le berger au grand cœur qui surveillait ses moutons dans le désert, sa vision d’un buisson en feu qui ne se consumait point, et la voix qui lui dit : « Fais sortir d’Égypte mon peuple d’Israël. » Il narrait l’histoire de la Vierge Marie, devenue enceinte de l’enfant Jésus, et partie au Paradis sans que son corps ne change comme c’est le cas pour nous, pauvres mortels.
Pour un peuple nomade comme les Hmong, l’histoire de l’Exode avait, bien entendu, une puissance extraordinaire.
La Bonne Nouvelle tombe dans une bonne terre
D’emblée Xyooj fut perçu comme un garçon différent des autres, plein d’amour pour les personnes. Il avait le don de la parole. Il était très gai et ouvert à tous sans exception. Tous l’aimaient ; tous, des enfants jusqu’aux plus âgés, voulaient l’entendre parler de la religion du Ciel, la Bonne Nouvelle de Jésus mort et ressuscité, vainqueur de tout le mal sur terre et vainqueur des démons.
Xyooj enseignait aussi les prières et les chants religieux. Il chantait très bien, avec une belle voix qui attirait les gens. Il chantait avec les personnes âgées et avec les jeunes, et cela réchauffait le cœur de tous les villageois. Un témoin raconte : « Quand il enseignait les chants, il ne le faisait pas qu’avec la bouche, mais aussi avec ses mains. Comme cela, tout le monde chantait en même temps. C’est bien là ce que j’ai vu, et c’est la vérité. »
Ainsi le jeune catéchiste semait la Parole de Jésus de plusieurs façons, et tous étaient remplis d’enthousiasme. Le témoin, qui n’était encore à l’époque qu’une jeune fille, relate :
Ce que j’ai senti et vu de mes yeux, c’est que Xyooj a fait un travail fantastique, que personne n’a jamais pu faire comme lui ; cela m’a profondément réchauffé le cœur. Des protestants étaient passés deux fois pour faire leur propagande, mais cela ne nous avait pas touchés. Quand Xyooj est arrivé, ce qui s’est fait en deux ou trois jours est inexplicable, tant notre cœur était brûlant et bousculé. On n’avait jamais entendu personne parler comme lui. Chaque jour, j’allais travailler aux champs et je pensais tout le temps que le soir, après le travail, j’irais l’écouter enseigner et cela me faisait tellement chaud au cœur !
La Parole reçue commençait à germer dans les cœurs. Ils demandaient : « Si tu chasses tous nos esprits chamaniques, comment ferons-nous ? Il n’y aura plus d’esprit pour veiller dans nos maisons. » Il répondait :
Quand vous serez croyants, on chassera tous les esprits que vous honorez ; il y aura le prêtre et le catéchiste avec vous. Dieu est le plus grand de tous et, à ce moment là, il n’y aura plus de démons pour faire peur. Quand vous passerez dans des lieux sauvages, près des étangs et des fourrés de broussailles, vous n’aurez plus peur des démons.
Les paroles de Xyooj touchaient avec force la vie et le cœur de ses auditeurs. Tous virent que ses paroles étaient sages : ce n’était pas du mensonge.
Un témoin conclut :
Sans Xyooj, nous pensons que nous ne serions jamais devenus chrétiens, car nous ne comprenions pas le Père. Il ne connaissait pas bien notre langue et cependant nous soignait et nous aimait bien, mais il ne pouvait pas enseigner comme Xyooj.
De la semence tombée en terre naît une communauté de croyants
Dès le troisième jour, impressionnées à la fois par le messager et sa prédication, la moitié des familles du village avaient demandé à entrer en catéchuménat pour être chrétiennes. Selon les témoins le nombre exact varie : entre dix-sept et vingt-et-une familles. Cette différence s’explique sans doute selon la manière de compter les foyers où deux générations vivaient ensemble. C’est encore Jou Hau qui fournit les éléments les plus précis :
Ce que je me rappelle bien, c’est le jour où nous avons rejeté la religion animiste. Le premier jour, c’était le 16 mars 1959, et le deuxième jour le 17 mars. Nous nous sommes convertis durant ces deux jours consécutifs : douze familles ont rejeté leur religion animiste le 16, et neuf familles l’ont rejetée le 17.
*Ce même jour, depuis midi jusqu’au soir, Xyooj accompagna le Père Sion pour chasser les esprits chamaniques dans chacune des maisons des catéchumènes, à commencer par celle du chef du village. C’est lui qui détruisit de ses mains les autels chamaniques et les édicules dédiés aux esprits domestiques ; il n’avait pas peur. Il fit brûler le tout : toutes les maisons fumaient ! On n’avait jamais vu cela auparavant : un homme ayant le courage de faire une telle chose.
Dans le calendrier chrétien, c’était la semaine de la Passion, juste avant la Semaine Sainte. Le dimanche suivant, la messe dominicale allait être célébrée publiquement pour la première fois dans un village encore dépourvu de toute présence chrétienne, mais désormais catéchumène. La liturgie des Rameaux allait évoquer l’entrée solennelle de Jésus à Jérusalem, en reprenant le vieux texte du Psaume 23 : « Portes, levez vos frontons… qu’il entre, le Roi de gloire ! Qui est-il, ce roi de gloire ? C’est le Seigneur, le fort, le vaillant… » Elle allait aussi remémorer la purification du Temple (cf. Mt 21, 1-13). La nouvelle Jérusalem, heureuse d’accueillir bientôt ses nouveaux enfants, leur enseignerait la Passion rédemptrice de Jésus, mort pour qu’ils aient la vie…
Très vite, la nouvelle se répandit dans les villages des alentours, et les gens commencèrent à venir écouter Xyooj. Deux ou trois heures et jusqu’à une journée de marche ne leur faisaient pas peur pour venir entendre la Bonne Nouvelle de Jésus, et ils se mirent à l’aimer. Ils admiraient le travail d’enseignement de Xyooj et son dévouement. Lui ne pouvait certes pas tout faire, mais avec sa patience et sa bonne volonté il réussit à enseigner à tout le monde. Deux semaines plus tard, lors du Triduum pascal et des fêtes de Pâques, les familles catéchumènes étaient vingt-cinq ; elles seront bientôt trente. Jou Hau commente :
Lorsque les vingt-et-une familles sont devenues chrétiennes, il était vraiment heureux, et il nous disait de venir nous rassembler tous ensemble pour remercier le Ciel de nous avoir sauvés. Il nous a pressés de construire rapidement une église, où tout le monde pourrait venir prier et chanter la foi, et une école où tout le village pourrait venir apprendre le catéchisme, et à lire et à écrire le hmong.
Le chef de village prit la direction du chantier de construction ; à côté de la grande maison pour l’enseignement il fit bâtir une maisonnette pour le Père. Xyooj partait avec tous en forêt pour couper les arbres nécessaires et les monter au village pour la construction.
Portrait d’un jeune catéchiste
Xyooj, en effet, avait des qualités humaines auxquels tous les villageois furent sensibles. Non seulement il croyait en Dieu d’une foi solide, mais il était honnête et travailleur. Le témoignage de Jou Hau, qui a vécu avec Xyooj à Nam Vang mais aussi à Kiukatiam dans les dernières semaines de sa vie, est à ce sujet le plus complet :
Xyooj était quelqu’un qui ne se vantait pas, n’était pas hautain et ne disait pas de méchanceté. Il était rapide à la tâche, actif et patient… Il était solide dans sa religion, et dynamique dans le travail pour Jésus.
Je peux dire que Xyooj aimait Dieu, les personnes, l’Église et les chrétiens. Je dis cela parce que je l’ai vu travailler dur pour Dieu, pour l’Église et les chrétiens. Les travaux que je l’ai vu accomplir sont les suivants : (1) enseigner le catéchisme – il adorait enseigner le catéchisme au peuple hmong ; (2) enseigner la langue hmong ; (3) distribuer les médicaments et faire les piqûres aux malades du village ou à ceux qui habitaient loin ; (4) montrer aux gens comment prier chez eux.
En ce qui concerne la vie au village, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, enfants, handicapés mentaux ou personnes intelligentes, Xyooj nous aimait tous de la même façon. Il discutait avec tous. J’ai vu qu’il n’était pas hautain. Il parlait et riait avec tout le monde. Il aimait beaucoup Yeej le simple d’esprit et Kawm l’infirme. Nous mangions ensemble et j’avais donné une cuisse de poulet à Xyooj pour qu’il la mange, mais au lieu de la manger il la donna à Yeej le simple d’esprit. Il me dit : « Celui-là est très malheureux. Il nous regarde manger avec envie : pourquoi ne lui donnons-nous rien ? Lui aussi est un enfant de Dieu comme nous tous. »
Un autre témoin confirme :
Son amour envers les autres était si grand qu’il aimait bien parler avec tout le monde : jeunes gens, personnes âgées, les pauvres et les enfants, toujours avec tendresse. Il était très souriant et ne se mettait jamais en colère. Ce que je dis, c’est ce que j’ai vu, et c’est la vérité.
La foi grandit et s’affermit
De nombreux auditeurs se souviennent avec précision de l’enseignement de Xyooj dans les semaines et les mois qui suivirent la conversion du village. Un témoin, qui à l’époque était une fillette, raconte :
Xyooj a le cœur brûlant d’enseigner tout le monde. Tous les jours il frappe le gong trois fois pour convoquer le village. Dans la matinée, puis de nouveau l’après-midi, il convoque les jeunes pour étudier l’écriture. À la nuit, tout le village étudie la Doctrine du Ciel. Quand nous arrivons, il fait le tour pour recevoir tout le monde. Il interroge les femmes adultes sur leurs essartages, sur le riz qui pousse, sur le trajet pour aller aux champs… Les dimanches, le gong appelle les croyants à venir faire le culte du Ciel. Xyooj enseigne d’abord la Doctrine du Ciel à tous, puis il fait étudier les chants. Alors commence le Sacrifice au Ciel… Il n’est qu’un jeune homme, mais il parle avec la dignité d’un maître qui enseigne le chemin de la Foi depuis de nombreuses années…
Nous, les enfants, nous étudions la Doctrine du Ciel, et nous nous exerçons à lire l’écriture hmong. Nous étudions soixante-trois résumés de la Doctrine du Ciel, pour qu’elle entre bien dans notre cœur. Nous regardons les tableaux dessinés et ainsi nous en comprenons le sens. Chaque leçon avait son tableau. Chaque soir nous étudions une image nouvelle et revoyons celle de la veille.
Ces tableaux étaient les « images Bernadette », des gravures toutes simples en noir et blanc, produites par les Sœurs Bernadettes du monastère bénédictin de Thaon-les-Vosges en France.
L’enseignement du catéchisme allait de pair avec celui de la langue et de la culture hmong. En cela, il était un disciple attentif du Père Bertrais. Un autre témoin s’exprime là-dessus :
Tous les soirs l’écriture hmong est enseignée aux adultes et aux jeunes. Quand il se fait tard, une partie repart chez soi. Mais Xyooj reste encore, racontant des contes et légendes ou bavardant simplement avec ceux qui le désirent.
Au bout d’un an, tous les jeunes surent lire et écrire le hmong. Dès le mois d’août 1959 quatre jeunes gens – deux mariés et deux célibataires – étaient partis étudier à Kiukatiam, pour apprendre à être catéchistes à leur tour. Jou Hau faisait parti du groupe ; il restera deux ans au loin pour parfaire sa formation et sera le dernier habitant de Nam Vang à voir Xyooj.
Des visiteurs vinrent inspecter ce qui se faisait à Nam Vang : le responsable des missionnaires italiens, Père Leonello Berti, futur évêque de Louang Prabang, ainsi que l’évêque de Vientiane, Mgr Étienne Loosdregt – les témoins se souviennent encore de sa longue barbe…
Au mois de mai 1959 le Père Mario Borzaga faisait un premier bilan, qui est paru en Italie dans le bulletin de l’Association des Amis du Laos :
On a cru bon d’envoyer comme catéchiste, pour aider les Pères [à Nam Tha, Nam Vang] un jeune homme de Kiukatiam, qui s’appelle Paul Shiong. Paul est doté d’une belle intelligence et d’un enthousiasme plus grand encore. Abandonnant ses champs et sa famille, il est parti pour Nam Tha. L’action de ce brave garçon s’est bien vite révélée efficace… En mai, le Père [Luigi] Sion et Shiong ont entrepris une tournée qui a éveillé bien des espoirs.
Xyooj, en effet, ne restait jamais inactif dans le village ; il allait voir tout le monde, et à l’occasion il se rendait dans d’autres villages aux alentours pour parler de Dieu.
La Bonne Nouvelle annoncée par Xyooj
Jou Hau précise le contenu de la catéchèse faite aux catéchumènes, dans toute sa beauté naïve :
Les paroles que Xyooj nous a dit et qui nous ont fait croire pleinement sont les suivantes : « Vous êtes des personnes ayant le péché originel, alors vous êtes des pécheurs, et nous allons vivre seulement un temps sur cette terre car nous allons mourir et redevenir terre. Cependant, Dieu nous aime beaucoup, il ne nous a pas abandonnés ; c’est pourquoi il nous a envoyé son Fils unique Jésus, qui a été crucifié pour porter tous nos péchés. Il a été enterré trois jours seulement, et il est ressuscité. Il est avec son Père au ciel. Jésus va revenir pour les croyants afin de les ressusciter comme il a été ressuscité. Alors tous les hommes seront beaux et les femmes belles, tout le monde en bonne santé, et ils auront la vie éternelle. Ils vivront avec Dieu au Paradis, avec amour, comme les oiseaux qui volent dans le ciel, sans avoir à travailler mais en ayant à manger et de quoi se vêtir pour l’éternité ! »
Une vieille grand-mère ne pouvait comprendre la question des esprits et des démons. Xyooj alla chez elle. D’autres témoins se souviennent de ses paroles :
Quand vous honorez les esprits, les esprits ont faim. Alors ils vous mordent, et vous devenez malades. Si vous ne leur donnez pas à manger, ils peuvent vous emmener où ils veulent. Mais à partir du jour où vous vous convertissez et croyez au Seigneur du Ciel, les esprits ne peuvent plus vous mordre. Quand arrive le jour où le Seigneur du Ciel vous appelle, vous allez au Ciel, c’est sûr !
D’autres s’inquiétaient de la guérilla, déjà présente dans la région et qui n’aimait pas les chrétiens. Xyooj parlait alors fréquemment de l’exemple des martyrs du Viêt-nam, qui avaient donné leur vie pour leur foi, jeunes et vieux, missionnaires, catéchistes et simples fidèles. Il montrait comment on pouvait mourir pour la cause de la Doctrine du Ciel, endurer des souffrances quand les autres nous persécutent à cause de notre foi au Ciel. Il évoquait aussi les chrétiens persécutés de Chine. Il ajoutait : « Si l’on vous force à abandonner la Doctrine du Ciel, et que vous en veniez à renier Dieu, et si on vous tue, vous irez en enfer, c’est sûr. »
Aux croyants adultes, il répétait fréquemment quatre principes de conduite :
- – Vous devez étudier et être suffisamment instruits pour recevoir le baptême ; vous serez alors enfants de Dieu, et vous monterez au Ciel.
- – Les parents doivent habiller leurs enfants ; même s’ils sont mal habillés, qu’ils aient au moins quelque chose pour apprendre la modestie.
- – Les croyants doivent laisser étudier leurs filles et leurs garçons ; ne laissez pas étudier les garçons seulement, car vos filles, c’est le Seigneur du Ciel qui vous les a données.
- – Si une fille ne peut pas étudier pendant le jour, elle doit étudier dans la soirée.
Et Xyooj leur citait en exemple les quelques filles de Kiukatiam qui étaient parties étudier chez les sœurs à Xieng Khouang.
Toutes ces paroles touchaient vivement le cœur des Hmong ; ils disaient : « Xyooj a raison ! Nous devons faire comme il a dit ! »
Un témoin conclut :
En peu de temps, les villageois ont été transformés ; ils sont devenus plus charitables, plus aimables et ils s’aimaient entre eux.
L’apôtre des malades et des pauvres
Dans les moments où il n’était pas pris par l’enseignement, Xyooj était plein d’ardeur pour aider ceux qui étaient dans le besoin. Il rendait visite aux plus âgés et cela les touchait beaucoup.
Au temps où l’on plantait le riz, il s’en alla aider deux mères de famille à faire leur plantation. Une famille couvrait sa maison, il était là pour besogner avec eux. Au moment où ce travail allait finir, quelqu’un est venu l’appeler pour des médicaments…
En effet, tous les jours les malades venaient demander des médicaments pour soigner leurs maux. C’est Xyooj qui les recevait. Ils avaient peur d’aller trouver le Père, un étranger qui ne comprenait pas leur langue, mais ils avaient pleinement confiance en Xyooj. Après les avoir rassurés il les conduisait au Père. Il avait beaucoup de courage aussi pour aller visiter chez eux les plus gravement atteints. Parfois il faisait déjà nuit noire, et les Hmong venaient encore le chercher pour visiter leurs malades.
Un père de famille était tombé d’un rocher et s’était gravement blessé ; mais ce jour-là Xyooj était allé prier le Ciel pour un Hmong malade dans un autre village. Deux fillettes s’en allèrent à sa recherche. L’une d’elles se souvient :
Les Hmong me dirent à moi et à ma grande sœur d’aller appeler Xyooj. Toutes deux nous courons, nous courons un long bout de chemin jusqu’au Village Ancien, à la maison du malade. Xyooj était en train de prier pour eux. Ils étaient en train de chanter ‘Le Bon Pasteur garde ses brebis’. Ma grande sœur et moi attendons assez longtemps. Xyooj n’en finissait pas de prier. Je vais alors lui dire : « Oncle Xyooj, grand-oncle Teem est tombé de la falaise calcaire, il est gravement blessé. Ils veulent que tu reviennes au village. » Aussitôt Xyooj laissa tout et s’en retourna avec nous au village.
Tout le monde apportait des légumes et du riz pour Xyooj et le Père. Sur le lit prévu pour l’auscultation des malades on déposait légumes, concombres, cannes à sucre, fruits cueillis dans la forêt. Xyooj en distribuait une grande part aux familles pauvres.
Tout le village était admiratif devant son comportement.
Projets de mariage
À dix-huit ans, selon la coutume hmong, les amis de Xyooj étaient tous mariés. Lui-même sentait le temps venu de préparer sa vie d’adulte. Aujourd’hui, on a de nombreux témoignages sur ses fréquentations de cette époque.
À Nam Vang, en effet, parmi les grandes filles, nombreuses étaient celles qui aimaient Xyooj. Elles venaient, toujours en groupe, pour faire davantage connaissance avec lui. Plusieurs mères de famille souhaitaient aussi l’avoir pour gendre ; l’une d’entre elles alla lui parler de sa fille… Xyooj aimait plaisanter avec ces jeunes filles, mais il ne pouvait pas rester longtemps avec elles parce qu’il voulait être disponible pour tous.
D’ailleurs, dans son cœur Xyooj avait fait son choix, comme le font les garçons hmong. Cela se passa sans honte, de façon franche et ouverte. Si l’élue arrivait pour la classe un peu avant les autres, Xyooj lui jouait un air de guimbarde rien que pour elle. Parfois, en plaisantant, il mettait son nom dans les paroles d’un chant, pour la plus grande joie des autres jeunes filles.
La fin d’une aventure
La belle aventure de Nam Vang dura un peu moins d’un an. La date de son départ n’est pas sûre, mais selon les témoignages les plus précis on peut la placer en décembre 1959.
Les responsables de la mission firent savoir à Xyooj, en particulier, qu’il devait rentrer sans délai à Kiukatiam et ne pourrait plus revenir à Nam Vang. Que s’était-il passé ? On ne peut répondre directement à cette question, car ceux qui ont pris la décision n’en ont pas donné clairement les motifs. Aujourd’hui, on a toutefois un faisceau de témoignages indirects qui permettent de s’y retrouver un peu.
Tout d’abord, le succès inhabituel et très rapide de la prédication de Xyooj amenait les responsables à se poser des questions sur son contenu. Dans l’expérience des missionnaires, la religion chrétienne est une religion exigeante, que des sociétés bien structurées comme les Hmong ont beaucoup de peine à accepter. Il faut normalement des années pour avoir le résultat qu’on avait obtenu ici en quelques semaines… Il y a notamment tout le domaine de la morale sexuelle, qu’il faut longuement expliquer, sans réelle garantie de succès.
De là à soupçonner la familiarité que Xyooj avait envers les jeunes filles il n’y avait qu’un pas. Le jeune homme profitait-il de son succès, de son aura, pour les séduire et profiter d’elles ? Les avait-il trompées sur la question de la chasteté chrétienne ? On a même cru voir dans l’infection dont il souffrait, peut-être de type syphilitique, une preuve de son inconduite, en oubliant qu’elle s’était déclarée dans l’enfance, chez lui comme chez nombre d’enfants de la région…
Le Cours de pastorale pratique à l’usage des missionnaires du Vicariat de Vientiane les mettait en garde sur ces points :
Le missionnaire ne doit jamais laisser le catéchiste travailler sans contrôle même si ce dernier a reçu une formation catéchistique de plusieurs années… On doit faire confiance absolue à son catéchiste, mais ça ne veut pas dire qu’il faille être naïf ; on doit se défier parfois de l’enseignement qu’ils donnent et qui peut être erroné, et aussi se méfier de leur conduite morale… Quand le catéchiste a fait des fautes publiques avec les filles, il faut sévir… Parfois il est difficile d’expulser le catéchiste quand le travail urge vraiment, mais dans certains cas il faut se résoudre à cette solution…
Dans le cas de Xyooj, les témoins hmong et ceux qui connaissent le mieux la culture hmong rejettent avec force tous ces soupçons, qu’il s’agisse d’enseignement laxiste ou de mauvaise conduite. Selon son ami Jou Hau, « en ce qui concerne les filles, il se comportait comme un jeune homme seulement, et tout le monde appréciait son comportement. » Un missionnaire qui a consacré sa vie aux Hmong déclare :
Cela ne cadre pas du tout avec la réalité du village ni celle des Hmong du Laos. Les relations entre les jeunes gens des deux sexes étaient strictement réglementées et régies par la société hmong, et les règles morales efficacement appliquées. La surveillance des adultes était réelle… Il n’y avait pas de clé sur les portes mais un garçon ne pouvait pas entrer impunément dans la maison d’une jeune fille. L’adoption de la foi chrétienne n’a certes pas assoupli ces règles traditionnelles.
Une autre interprétation est évoquée discrètement par plusieurs témoins : Xyooj aura été la victime de calomnies provoquées par la jalousie. On a su, bien plus tard, que l’un des propagandistes protestants, passés par là sans aucun succès, avait répandu sur son compte des bruits peu glorieux. Ces bruits ont pu être repris, entre autres, par un collaborateur de la mission, qui avait jeté les yeux sur la même jeune fille que Xyooj… Y avait-il eu une explication orageuse entre les deux hommes ?
Avec le recul des années, la décision prise, si impopulaire qu’elle fût chez les villageois de Nam Vang, apparaît sage. Malgré toutes ses belles qualités, son zèle et sa charité, Xyooj restait un tout jeune homme avec peu d’expérience de la vie. Son succès, l’admiration unanime dont il était entouré, les cadeaux qu’il recevait, tout cela risquait fort un jour ou l’autre de le faire dévier de son bel idéal, de faire naître en son cœur l’orgueil ou la suffisance, et de lui faire juger mal les ouvriers de l’Évangile qui avaient moins de succès que lui. De même, les néophytes et les catéchumènes de Nam Vang devaient apprendre à suivre jusqu’au bout le Christ lui-même, et non pas celui qu’ils considéraient volontiers comme leur « petit prince hmong ». Son départ précipité allait être un test pour la solidité de leur conversion.
Le départ
Les témoins rapportent l’épisode du départ avec une émotion qui reste vive même après tant d’années :
Tout le village est venu lui dire au revoir, et tout le monde pleurait. Il nous a consolés en disant que quelqu’un était déjà là pour le remplacer. On lui disait : « Au revoir, pense à nous, est-ce que tu reviendras ? » Ses dernières paroles ont été : « Je ne sais pas. » Il n’est jamais revenu ! Quand ils ont su sa disparition, les villageois de Nam Vang ont pleuré et ont été très tristes. Le prince des Hmong avait disparu !
Le jour où Xyooj repartit, les croyants très nombreux ont voulu l’accompagner. J’étais là avec les autres filles et je sautais sur le bord du chemin. Nous étions déjà arrivés très loin quand il nous dit à tous de rentrer au village ; mais personne ne repartait. Les femmes âgées pleuraient. Xyooj s’est arrêté. Il a couvert ses yeux avec ses mains ; il pleurait, et nous pleurions avec lui, même les hommes et les femmes. Dans ses larmes il nous dit : « Ma mère, mes tantes, retournez, je vous en prie ! Je crains bien que je ne vous reverrai plus jamais ! » Trois jeunes filles, dont celle qu’il aimait, l’ont reconduit jusqu’à Louang Nam Tha. Il a accroché à la veste de chacune, en souvenir, une médaille de la Sainte Vierge.
Le village converti par l’intermédiaire du catéchiste Xyooj allait-il passer le test de son absence ? Le choc fut rude, comme le relatent unanimement de nombreux témoins :
Quand Xyooj fut reparti chez lui, il y eut peu de Hmong à venir nouvellement à la foi… À la longue, ce fut une seule famille…
D’autres catéchistes sont venus mais, il n’y a pas eu d’autres conversions ; sauf quand le catéchiste Ntsum Hauj (Jou Hau) est revenu à Nam Vang [après sa formation à la Kiukatiam], il y a eu plus tard quelques familles converties… Par la suite, nous n’avons jamais ressenti, chez d’autres catéchistes, une chose qui nous attirait vers Jésus et qui émanait de Xyooj.
Après le départ de Xyooj, il y eut un nouveau catéchiste pour enseigner le chemin de la foi, et un instituteur pour enseigner l’écriture. Personne ne les aimait. Nous n’allions pas souvent étudier l’enseignement de la foi, parce que le gong ne sonnait pas très souvent, et quand il sonnait c’était très tard le matin et tard le soir. Deux ou trois familles retournèrent à l’ancien culte, d’autres reprirent des séances chamaniques. La foi s’est affadie jusqu’à ce qu’arrive un nouveau prêtre et que notre catéchiste Xyooj Ntsum Hauj [Jou Hau], formé à la Montagne des Gaurs, en revienne pour aider les croyants.
Avec le recul du temps, les choses apparaissent toutefois sous un autre jour. Malgré d’innombrables difficultés – les divers exodes provoqués par la guerre, l’exil et la dispersion à travers le monde –, les chrétiens de Nam Vang tout comme ceux de Kiukatiam sont restés foncièrement fidèles à leur foi. Le messager avait disparu, mais le message continuait à porter ses fruits.
Retour à Kiukatiam : un adolescent en crise
Dans le Cours de pastorale pratique des missionnaires, déjà cité, il est dit : « Il ne faut jamais faire perdre la face à ces nouveaux catéchistes tout nouveaux sortis de l’école. » Dans le contexte, on explique que le catéchiste devrait pouvoir se marier dès la sortie de l’école pour éviter tout faux pas de ce genre. Xyooj avait l’âge, mais il n’était pas marié. Quant à la perte de face, de toute évidence elle était cinglante pour lui. Comment allait-il réagir ? Son amour pour Jésus, pour l’Évangile, pour l’Église et ses ministres, allait-il résister dans la tempête ? C’est là qu’il faut chercher les véritables signes précurseurs de la sainteté, la véritable préparation à son martyre – un martyre qu’il avait si souvent évoqué dans sa catéchèse à Nam Vang.
À Kiukatiam, le Père Yves Bertrais, son père spirituel, était parti depuis décembre 1958 pour d’autres horizons missionnaires. Son remplaçant, le Père Mario Borzaga, Xyooj ne l’avait connu que peu de temps. Ses connaissances linguistiques et son expérience restaient limitées, mais les Hmong l’avaient déjà surnommé « Cœur sincère ». Xyooj eut la chance de trouver dans ce prêtre quelqu’un qui avait lui-même surmonté une grave désillusion, quelqu’un qui allait l’accepter sans a priori, décidé à lui redonner sa chance au nom de l’appel de Jésus Christ. En se retrouvant, ils ne se doutaient pas à quel point ils allaient être liés pour toujours dans l’acte suprême du don de leur vie.
Xyooj reparut à Kiukatiam après le Nouvel An hmong, qui est célébré autour du solstice d’hiver, donc vers Noël. Dans son journal, le Père Borzaga mentionne leur rencontre à la date du 29 décembre 1959, en notant que Xyooj était alors décidé à se marier. En effet, pour les jeunes Hmong l’époque du Nouvel An est le temps propice pour faire sa cour et trouver l’âme sœur ; cela se passe sous la forme d’un jeu rituel, où les garçons et les filles se lancent une balle deux à deux en se chantant questions et réponses. Les propositions de mariage doivent avoir lieu au premier mois de l’année, et tout se règle avant le mois de juin.
Le 1er janvier, le Père Borzaga note que Xyooj avait participé au jeu toute la journée, sans résultat. Faut-il s’en étonner ? Il avait laissé son cœur à Nam Vang ; même s’il s’était déjà résigné à ne plus retrouver celle qu’il aimait, comment maintenant en choisir une autre ? D’ailleurs en avril 1960, au moment de partir pour son dernier voyage, il écrira aux chrétiens de Nam Vang : « D’ici peu je reviendrai prendre femme dans votre village. »
Cette question du mariage revient encore à plusieurs reprises dans le journal du missionnaire au cours de la première quinzaine de janvier. Le Cours de pastorale pratique a la recommandation suivante : « Le missionnaire doit exhorter son catéchiste à se marier surtout quand le jeune homme est tenté par les jeunes filles, mais qu’il se garde bien de faire pression indiscrète pour faire contracter tel ou tel mariage… » Le Père Borzaga décida donc de se rendre jusqu’à Louang Prabang pour discuter avec les responsables de la Mission de cette question : Xyooj serait-il autorisé à retourner à Nam Vang dans ce but ? Le Père descendit seul en ville le 7 janvier ; le 13, à l’occasion de la retraite, il était accompagné de Xyooj. La réponse fut fermement négative. Les responsables décidèrent de garder Xyooj à Louang Prabang pour y parfaire sa formation, tandis qu’un autre catéchiste partirait pour Nam Vang.
C’est alors que Xyooj entra vraiment en crise, une crise dont le journal du Père Borzaga garde quelques échos. Il ne voulait pas rester à la ville, loin des villages hmong ; d’ailleurs, disait-il, il y fait trop chaud. Un de ses compagnons ajouta, non sans un brin de malice : « C’est qu’à la ville il n’y a pas de filles », c’est-à-dire de filles hmong à marier. Laissé là malgré tout, Xyooj se mit à écrire des lettres à des personnes de son village ; il se plaignait de tout, même du manque de nourriture. Le 23 janvier, le Père Borzaga écrit à ses confrères de le renvoyer à Kiukatiam, et note : « J’assume la dangereuse responsabilité [de Xyooj], puisque personne ne veut la prendre. »
Rentré au village, le jeune homme s’était mis en tête une autre idée : puisque la vie de catéchiste avait abouti à une impasse, eh bien, il allait devenir policier ; ainsi il pourrait au moins gagner de l’argent pour fonder sa famille. Il s’en ouvrit au Père Borzaga, qui fut choqué ; puis il en parla ouvertement autour de lui. Il ne faut pas penser que Xyooj représente en l’occurrence un cas isolé. En effet, le Cours de pastorale pratique avait prévu le scénario. À propos de la persévérance des catéchistes formés dans les écoles, il avertit : « … penser à la grande tentation qu’ils ont dès qu’ils sont un peu sortis de leur village d’entrer dans l’administration, la police ou l’armée, ou les administrations civiles où il reçoivent des salaires invraisemblables… »
Sous la cendre le feu couve
Malgré ces divers projets, Xyooj n’a jamais vraiment abandonné la mission. L’amour du Christ était toujours présent dans son cœur. Parmi les missionnaires européens, toutefois, le Père Mario Borzaga est le seul qui y ait cru ; le 5 février il note dans son journal : « Xyooj est ici ; il se promène partout et ne cache à personne son intention d’être policier. Certains compatissent avec lui. Quoi qu’il en soit, pour ma part je continue à l’aimer. » Trois jours plus tard, il dit l’avoir « raccroché un peu ».
Au service de la mission, Xyooj fait alors la classe – « moyennement », écrit le Père. Il enseigne aussi la langue hmong à un jeune missionnaire italien en stage, mais il lui arrive de négliger cette tâche. Après avoir été très mal jugé par les Européens, il paraît marquer ses distances.
Heureusement, il y avait là aussi des jeunes gens, futurs catéchistes en apprentissage. Ils habitaient la petite maison près de celle du missionnaire ; puisqu’il n’avait plus de foyer paternel, Xyooj habitait avec eux. Un de ces jeunes gens se souvient qu’ils allaient ensemble couper du bois pour le feu et ramasser de l’herbe pour les cochons – des occasions propices pour parler librement, cœur à cœur. Un autre était Jou Hau, le jeune converti de Nam Vang venu ici étudier quelques mois plus tôt. Les deux se lièrent d’amitié : avec lui Xyooj put évoquer le souvenir des meilleures heures passées là-bas. Mais lui-même, le grand frère qu’ils admiraient tous, qui aimait leur raconter les hauts faits de l’Évangile chez les Hmong, pouvait-il les décevoir ?
Il faut dire à son honneur que Xyooj ne s’est jamais plaint directement du prêtre étranger qui l’avait renvoyé de Nam Vang. À son arrivée à Kiukatiam, Jou Hau lui demanda pourquoi il n’était pas resté avec les gens de son village, pourquoi il les avait quittés. Il lui répondit simplement : « C’est le prêtre qui m’a dit de partir évangéliser et enseigner le catéchisme dans un autre village ; c’est pourquoi j’ai dû partir. »
L’amitié de ce compagnon de route fut ce qui sauva la vocation de Xyooj. Quand le Père Borzaga décida fin avril de partir pour répondre à l’appel au secours d’un village, il avait choisi tout d’abord pour l’accompagner un catéchiste vétéran de Kiukatiam. Mais comme celui-ci était marié, il s’adressa ensuite à Jou Hau. Le jeune homme se sentait bien moins expérimenté que son ami Xyooj pour évangéliser un village hmong : il lui demanda s’il pouvait y aller à sa place. Xyooj répondit oui. C’est alors qu’il écrivit, pour les chrétiens du village bien-aimé, la dernière lettre que l’on ait reçue de lui : « Je vais aller enseigner la doctrine du Ciel aux Hmong du village de Phuaj Xuab ». Oui, la flamme était bien rallumée.
Le dernier voyage
Il n’est pas nécessaire d’évoquer ici les raisons qui poussèrent le Père Mario Borzaga à entreprendre ce voyage : elles sont mentionnées dans sa biographie. Le fait est qu’il accepta en fin de compte de prendre Xyooj comme compagnon de route. Pour ce dernier, ce qui importait, c’était l’appel insistant d’un village disposé à chasser les démons pour s’ouvrir à la présence du Christ, et où des malades attendaient une main compatissante. Dans la coutume hmong, si quelqu’un te demande un service pour la deuxième ou troisième fois, tu dois absolument lui répondre et faire ton possible pour lui.
Le 25 avril, avec le père Borzaga et les messagers, Xyooj partit pour ne jamais plus revenir. Ce jour là, il avait mis son costume hmong et portait son triple collier d’argent. Il avait deux habits de rechange et le couteau hmong tous usages, qui servait à débroussailler le chemin.
À Ban Phoua Xua (Phuaj Xuab en hmong), ils passèrent deux nuits. Beaucoup de villageois vinrent les voir, converser avec le Père ; on parla de la religion chrétienne. Ce ne fut sans doute pas l’enchantement du premier contact avec Nam Vang, mais des bases furent posées pour l’avenir. Plusieurs demandèrent d’être instruits pour se convertir. Le Père prit leurs noms et promit d’envoyer quelqu’un pour l’enseignement. Quant à Xyooj, il semble bien qu’il soit resté discret, dans l’ombre du missionnaire.
Le troisième jour, les deux voyageurs repartirent par un chemin différent. Ils étaient de nouveau accompagnés de deux jeunes guides du village. La raison la plus vraisemblable pour ce changement d’itinéraire est toute simple : le Père Mario Borzaga s’était blessé aux pieds – ils avaient déjà mis trois jours pour arriver là. On couperait donc au plus court pour rejoindre la grand route à Muang Kasi, avec l’espoir d’y trouver un véhicule.
La première étape les mena à Muang Met, un village situé sur les deux flancs d’une petite vallée. C’était un village mixte, un côté kmhmu’ plus modeste et un côté lao plus important. Les Hmong n’avaient pas de relations avec ce dernier. Le chemin arrivait du côté des Kmhmu’ : ceux-ci s’intéressèrent aux voyageurs et à leur message. Ils les invitèrent à passer chez eux la nuit afin de parler plus longuement et de rencontrer tout le monde. Le Père promit seulement de revenir à l’occasion d’un prochain voyage.
Alors les Kmhmu’ leur conseillèrent de rebrousser chemin, car la guérilla était déjà infiltrée de l’autre côté, dans le gros village lao. Xyooj comprit d’emblée la situation : « Père, faisons vite, c’est très dangereux. » Le Père répondit : « N’aie pas peur, je ne suis pas un Américain. » Ils s’en allèrent donc, selon la coutume, loger chez le chef du village lao. Celui-ci les rassura : la piste ne présentait pas de difficultés jusqu’à Nam Lik, au milieu des rizières de la vallée, et de là ils pourraient aisément rejoindre Muang Kasi. Le lendemain matin, le Père et Xyooj renvoyèrent donc les guides hmong venus de Phoua Xua et se mirent en route, munis d’un casse-croûte offert par le chef de village.
L’heure décisive
Peu après la sortie du village, les deux voyageurs rencontrèrent un groupe de la guérilla. Était-ce une embuscade, avaient-ils été trahis ? Ces questions restent aujourd’hui sans réponse. Il faut pourtant les poser, puisque le nom de Xyooj et des guides hmong a été évoqué en lien avec cette mauvaise rencontre. Mais il faut voir d’abord les faits, tels qu’ils ont été patiemment reconstitués à travers des témoignages partiels et indirects, venus des soldats rebelles eux-mêmes, que cet épisode hante encore des dizaines d’années plus tard. Quant au chef de village et à ses administrés, ils ont toujours dit n’avoir plus rien entendu après le départ de leurs hôtes.
Les soldats disaient entre eux : « Pourquoi les Américains, les blancs, viennent-ils sur nos terres ? Il faut les éliminer. » Ils dirent à Xyooj : « Toi, tu es de notre pays. Fuis, rentre chez toi, on ne te tue pas. » Mais il répliqua fortement : « Ne tuez pas le Père, car ce n’est pas un Américain mais un Italien. C’est un très bon prêtre, très gentil pour tout le monde, et il ne fait que de bonnes choses. » Mais personne ne voulut le croire. Xyooj reprit alors : « Je ne pars pas, je reste avec lui ; si vous le tuez, tuez-moi aussi, si vous me libérez, libérez-le aussi. Là où il sera mort, je serai mort, et là où il vivra, je vivrai. » Les soldats lui répondirent : « Tu es vraiment têtu, tu veux donc mourir toi aussi ? » Il répondit : « Oui ! »
Entre temps, ils avaient lié les bras du Père Borzaga derrière son dos, non sans de copieuses injures, tandis que lui restait silencieux. Mais Xyooj ne se calmait pas : il se disputait avec eux et tentait de les en empêcher. Fort en colère, ils l’ont alors frappé à coups de crosse de fusil, avec une telle violence qu’une de ses oreilles est tombée à terre. Ils lui disaient : « Tu ne veux pas te sauver, tu es têtu, tu te disputes, on va te tuer aussi avec le blanc. » Ils avaient déjà pris les colliers d’argent du petit prince hmong pour les vendre au marché, où on les retrouva plus tard.
Alors ils les emmenèrent plus loin sur la piste qui longe la dorsale du Mont Phou Mun, puis dans la forêt, au bord d’un fossé. C’était leur habitude : il ne fallait pas risquer des regards indiscrets. Ils forcèrent les condamnés à creuser davantage la fosse. Quand les coups de feu sont partis, le Père criait : « Pourquoi avez-vous tiré sur moi, le Père ? » ; Xyooj mourut sur le coup. Puis les soldats poussèrent les corps dans le fossé et jetèrent de la terre pour les couvrir. Xyooj, apôtre des Hmong, avait racheté ses faiblesses et consommé son suprême geste d’amour.
Les motifs d’une tragédie
Beaucoup de raisons ont été alléguées pour l’exécution sommaire de Thoj Xyooj et du Père Mario Borzaga ; le nom même de Xyooj a été terni. Il convient donc de les examiner brièvement, afin de faire le plus complètement possible la lumière sur ce destin hors pair.
- Le Père Borzaga a-t-il été trahi ou éliminé par les guides hmong qui les avaient quittés le matin même ? Ce fut l’hypothèse adoptée en un premier temps par les autorités civiles de Louang Prabang, mais refusée par l’évêque, et rejetée aujourd’hui avec force par les Hmong. Ceux-ci ont toujours protégé et défendu les missionnaires qui vivaient parmi eux, sauf lorsqu’ils étaient enrôlés dans la guérilla.
- Le Père Borzaga a-t-il été victime d’une vengeance de pères de famille mécontents de son action concernant le mariage des jeunes filles ? Comme dans l’hypothèse précédente la mort de Xyooj serait alors un dommage collatéral. Cette hypothèse est rejetée à la fois par ceux qui ont connu le Père et ceux qui connaissent bien le milieu hmong. Elle est contredite par les témoignages de ceux-là mêmes qui l’ont tué.
- Xyooj s’était-il fait le complice de ceux qui en voulaient à la vie du Père, et a-t-il été éliminé ensuite comme un témoin gênant ? Cette hypothèse a été avancée. Ceux qui ont été en contact avec sa loyauté et sa foi chrétienne la tiennent pour absurde; elle ne peut absolument pas tenir devant les témoignages concordants recueillis de ceux qui l’ont tué.
Concernant ces trois hypothèses de trahison, Mgr Louis-Marie Ling, évêque de Paksé, a voulu témoigner : « Les Hmong ne trahissent jamais un ami. Ils sont francs et directs, et s’ils en veulent à la vie de quelqu’un, ils le lui font savoir en face, plutôt que d’agir par dissimulation ou par ruse. »
- A-t-on visé spécifiquement des voyageurs venant du village de Kiukatiam, en partie chrétien ? Le village tout entier était notoirement fidèle au gouvernement légitime du pays et s’était défendu contre une attaque de la guérilla. On avait cherché – en vain – à procurer aux villageois quelques armes défensives. C’était là un motif suffisant, mais il est invraisemblable que, si loin du village, on ait pris la peine de monter une opération punitive contre deux hommes pacifiques et sans armes.
Par contre, la présence de l’Église catholique a fort bien pu être visée de façon générique dans leurs personnes. De nombreux témoignages et épisodes réels indiquent que, à cette période, la guérilla voulait éliminer radicalement la présence chrétienne dans le pays.
Pour ceux qui connaissaient Xyooj, c’est clair : il aimait la religion et voulait aider les missionnaires dans leur apostolat ; c’est pour cette raison qu’on l’a éliminé. Comme sa prédication à Nam Vang en témoigne, lui-même savait bien qu’en faisant l’option de la foi chrétienne, et plus encore en se mettant personnellement au service de l’œuvre missionnaire, il mettait sa vie en danger.
Un témoin originaire de Nam Vang se souvient d’une phrase qui l’avait marquée : « Quant Xyooj enseignait la religion du Ciel, il nous disait que si un de ses amis était en danger de mort, il ne l’abandonnerait pas, mais se tiendrait prêt à sacrifier sa vie pour le sauver. » C’étaient aussi les paroles de Jésus à la dernière Cène : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13).
Une vie exemplaire, une mort qui est un signe d’espérance
Un témoin de Nam Vang, qui à l’arrivée de Xyooj était une jeune fille de dix-sept ans, exprime le sentiment commun : après presque un demi-siècle elle garde vive dans sa mémoire sa stature, sa figure, son sourire, « et surtout ses paroles qui résonnent encore en moi ». La nouvelle de sa mort a bouleversé le village qu’il avait évangélisé, provoquant beaucoup de tristesse et de pleurs ; mais elle n’a pas affecté la foi en Jésus, vainqueur de tout le mal sur terre, en qui ils avaient cru sur son témoignage.
Quant à ceux de son propre village, qui l’ont connu avant sa conversion et quand, tout jeune préadolescent, il se préparait au baptême, ils parlent avec émotion de lui et de l’exemple qu’il leur a laissé en portant l’Évangile aux autres villages hmong de la région. Un de leurs anciens missionnaires commente : « Et jusqu’au jour d’aujourd’hui, je peux assurer que ces villages sont restés fidèles au Christ et à son Église. »
Plusieurs témoins passent de leurs souvenirs à une même conclusion :
Xyooj a été avec nous un an seulement ; mais les travaux qu’il a fait pour nous ont été très nombreux. Les Hmong qui ont reçu la foi se souviennent des belles choses qu’il a faites… Xyooj est un modèle de l’homme zélé pour faire connaître aux Hmong le Seigneur du Ciel. Il est un modèle que je me suis exercée à imiter toute ma vie […]. Xyooj nous disait souvent qu’il donnerait sa vie pour l’enseignement de la foi, et c’est ce qui lui est arrivé.
Voilà quelque chose qui me tient à cœur et que je voulais dire depuis longtemps : le catéchiste Xyooj, tué avec le Père Mario, est lui aussi un véritable martyr de l’Évangile.
Je suis sûr et j’ai confiance que Xyooj et le Père Borzaga sont avec le bon Dieu, parce que ces deux-là ont eu un chemin trop dur. Xyooj et le Père sont sûrement des saints sur terre et au ciel éternellement.
Ceux qui ont connu le jeune catéchiste Thoj Xyooj autrefois, et ceux qui aujourd’hui entendent parler de lui, se réjouissent d’entendre ces paroles. Ils ont confiance que l’Église catholique va reconnaître officiellement ce que Dieu a accompli dans sa vie et dans sa mort, et le proposer comme modèle à tous les croyants.