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La lune se taisait... vous vous taisiez

Le sang sèche vite en entrant dans l’histoire…

En 1963, Jean Ferrat a de bonnes raisons d’être sensible à l’oubli qui guette. De son nom véritable Jean Tenenbaum, son père, immigré russe est mort au camp d’Auschwitz. Jean et le reste de la famille ont passé les années de guerre à se cacher, hébergés par divers réseaux de résistance.

Cette année-là, il enregistre « Nuit et brouillard ». Il l’a écrite d’une traite, devant le silence gêné de parents interrogés par leurs enfants à propos des blockhaus allemands sur les côtes bretonnes : « La Lune se taisait, comme vous vous taisiez », rappelle-t-il, évoquant la passivité de nombreux Français pendant les années d’occupation.

Mais, en 1963, réconciliation franco-allemande oblige, la chanson dérange. A l’ORTF, Denise Glaser ose tout de même la passer dans son émission. Une fois ! En revanche, Europe 1 passe outre et fait le buzz. Des centaines de lettres d’auditeurs émus arrivent à la station dont le standard téléphonique explose.

En 1964, Ferrat reçoit le prix de l’académie du disque Charles Cros. Depuis, Nuit et Brouillard est devenu l’un des classiques de la chanson française.

(Texte inspiré de « Vive la censure : Nuit et brouillard ? Inopportune ! » de Catherine Golliau (25/10/2014)

Nuit et brouillard

Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir

Ils s’appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou
D’autres ne priaient pas, mais qu’importe le ciel
Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

Ils n’arrivaient pas tous à la fin du voyage
Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
Ils essaient d’oublier, étonnés qu’à leur âge
Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

Les Allemands guettaient du haut des miradors
La lune se taisait comme vous vous taisiez
En regardant au loin, en regardant dehors
Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

On me dit à présent que ces mots n’ont plus cours
Qu’il vaut mieux ne chanter que des chansons d’amour
Que le sang sèche vite en entrant dans l’histoire
Et qu’il ne sert à rien de prendre une guitare

Mais qui donc est de taille à pouvoir m’arrêter ?
L’ombre s’est faite humaine, aujourd’hui c’est l’été
Je twisterais les mots s’il fallait les twister
Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez

Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

Paroles et Musique : Jean Ferrat 1963 « Jean Ferrat – Vol.1 (1999)
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